Nous nous éveillons sur l’herbe verdoyante du jardin-camping de Janos et Klara. À quelques mètres de nous, le camion aménagé d’Aurélia et Nicolas sommeille encore. Le soleil inonde la ferme et ses alentours de sa douce lumière.

Janos est déjà à la tâche, revenant de quelque livraison à Dej. Il s’avance vers nous et demande à chacun d’une voix douce : « gut schlappe ? » ce qui, dans l’allemand de Janos, signifie : bien dormi ?
Il nous posera cette question tous les matins, s’enquérant de la moindre chose qu’il puisse faire pour nous. Il a appris l’allemand sur le tas, pour communiquer avec les nombreux touristes germanophones venus dans son camping. C’est tout Janos, l’attention qu’il porte à ceux qu’il rencontre, le désir de tisser des liens, la gentillesse. Le courage aussi.
Nous faisons la connaissance de Klara, sa femme, lorsque nous nous enregistrons dans le camping. Une demi-heure plus tard, elle tape à la porte de Transplaneur : un immense crumble aux pommes, tout juste sorti du four, est suspendu au bout de ses bras. Elle nous fait comprendre que c’est à partager avec Aurélia et Nicolas. Même la moitié est encore trop pour nous !

Tous les jours, elle ou sa sœur Margaret, qui travaille aussi à la ferme et habite la maison d’à côté, nous offrent quelque chose : du lait fraîchement trait, du beurre artisanal, des sarmale, feuilles de chou farcies… Alma et Enki passent beaucoup de temps avec elles, à aller voir les animaux de la ferme, l’énorme vache à lait, le vieux chien malade dans son enclos, les oies et les canards, les génisses de l’année, le mouton boiteux que Janos a recueilli, agneau esseulé caché dans un buisson, une patte cassée et une espérance de vie de quelques jours… les chats, que les enfants renomment selon leur goût, et Paco, le brave chien d’un âge canonique, sorte de berger allemand court sur patte. La relation qui lie les enfants à Klara et Margaret est simple et douce, et il n’est pas rare qu’elles leur fassent un câlin. Il faut dire que les gestes barrière se sont arrêtés aux portes du camping. Le premier matin, nous portons bien le masque, mais personne ici ne le met et nous avons vite fait de le retirer.

La police, sensée contrôler que nous effectuons bien notre quarantaine, ne vient pas le premier jour. Pas le second, ni le troisième. Personne ne viendra jamais vérifier au final, mais si au départ nous sommes un peu contrariés de « perdre » encore deux semaines de voyage, cette halte est surtout l’occasion de rencontrer les personnes avec qui nous passons ce temps.

Aurélia et Nicolas, bien-sûr. Tous les jours, nous nous croisons, pour un café, un moment de soleil. Il fait encore frais au début du séjour, et nous ne restons pas plus d’une heure dehors. Le soir, il nous arrive de partager une bière ou de manger ensemble, au gré de nos envies et de notre rythme. Les enfants ayant toujours école, nous ne nous attardons pas. Progressivement, une routine s’installe : matin camping-car – classe, après-midi jeux, foot-ball, pétanque…jeux de société… tu parles d’une quarantaine ! Un jour, Aurélia, infirmière anesthésiste (comme un ami futur voyageur ;-)) et formatrice, nous fait une sensibilisation aux premiers secours. Sous un franc soleil, Nicolas, Alma, Enki et Elodie s’exercent à analyser la situation d’une personne en difficulté et apprendre comment réagir !

Janos et Klara. Ces deux-là sont des travailleurs infatigables, passant leur temps à droite à gauche, chacun dans leurs tâches très standardisées. Janos s’occupe de la partie agricole, des fourrages, des cultures, des échanges de services avec d’autres fermiers des environs. Il se rend régulièrement à Dej, le chef-lieu du canton, pour fournir environ trente familles avec les produits de la ferme. Bio ! Se plaît-il à ajouter. Tout est fait de façon naturelle, et leur fonctionnement est proche de l’autonomie totale, hormis l’électricité et le carburant pour les véhicules.
Klara s’occupe des animaux, du nettoyage et de la nourriture. Lait, fromage, beurre, viande, légumes, conserves, palinka (eau de vie roumaine), tout est maison. Elle fait même le pain à partir de pommes de terre. Nous nous régalons avec durant tout notre séjour chez eux.

Peu à peu, nous apprenons à les connaître mieux, malgré la barrière de la langue qui nécessite parfois des trésors d’imagination pour se comprendre. Cependant, le roumain étant une langue latine, ses racines communes avec le français facilitent beaucoup la communication. Klara et Janos sont d’origine hongroise, comme de nombreuses personnes dans le Nord-Ouest de la Roumanie. Très pauvres, ils ont presque tout construit eux-mêmes, monté la ferme, ils ont même, un temps, dédié une partie de leur maison pour en faire une épicerie. Puis ils ont bâti une deuxième maison, pour accueillir les amis. C’est comme ça qu’est née l’idée du camping. Aujourd’hui retraités, Janos a une pension de cent-vingt euros, quand le salaire ordinaire tourne autour de trois à quatre cents euros. Cela ne leur permet pas de vivre, bien-sûr.

Nous invitant les uns les autres, nous partageons plusieurs dîners avec Aurélia et Nicolas et eux. Janos s’habille d’une chemise et se coiffe pour l’occasion. Il s’assied en bout de table, comme la tradition encore vivante ici place le chef de famille, et c’est plus ou moins lui qui distribue la parole également. Nous évoquons ensemble la vie actuelle dans leur pays. Ils déplorent l’exode massif des jeunes roumains, qui cherchent ailleurs un travail qu’ils ne trouvent plus ici. La plupart des usines ont fermé dans la région depuis la chute du communisme, et les jeunes ne reprennent plus les exploitations des anciens. Leur fille unique, Rita, est partie elle aussi aux Etats-Unis où elle est devenue enseignante. Curieux à son tour, Enki leur demande : « mais alors, pourquoi vous ne partez pas vous aussi ? ». Partageant un sourire un peu triste, Klara et Janos se regardent en silence… La réponse est au delà des mots…

Les jours s’égrènent sans que nous les voyions passer, au son des coqs qui chantent quand bon leur semble, et des hurlements des chiens qui, chaque soir, annoncent la nuit.

Janos, toujours curieux de nous, s’enquiert souvent de ce que nous faisons, comment nous allons. Entendant Sylvain jouer de la guitare, il organise la venue de ses neveux le samedi suivant, l’un d’entre eux jouant aussi. Sylvain se met un peu la pression – pas les moments qu’il préfère – mais c’est en réalité un moment simple d’échange autour de la musique. Les nièces, jumelles, leurs maris et le neveu de Janos arrivent samedi en fin d’après-midi. Ils sont drôlement habillés nous semble-t-il pour rendre visite à leur oncle en campagne mais, nous rappelant avoir vus Janos endimanché un peu plus tôt, nous comprenons peu après. Ils reviennent de l’église. Comme tous les samedis après-midis, ils viennent jusqu’à Nireş depuis leur lieu d’habitation, pour assister à la messe. Janos installe des bancs et des chaises sur la pelouse pour que chacun puisse s’asseoir. Les présentations faites, c’est l’heure de faire sonner les guitares. Tout le monde semble d’abord un peu mal à l’aise, et rapidement il paraît plus facile de jouer en alternance. Jolie rencontre de cultures… alors que nous piochons parmi les chansons qui nous plaisent, folk et rock pour la plupart, ils puisent uniquement dans le répertoire religieux, des chants qu’ils connaissent souvent par cœur et interprètent à plusieurs voix. Alma et Enki, puis Nicolas et Aurélia se joignent au groupe, et tout cela finit en chant chorale de part et d’autre, jusqu’à ce que le froid ait raison de nous et que chacun rentre chez soi.

Comme chaque long arrêt, nous profitons de la halte pour nettoyer Transplaneur en grand. Sylvain s’occupe des quelques réparations nécessaires sur le camping car et les vélos que les enfants sont ravis de chevaucher sur la pelouse, Elodie lave le sol et les placards, nous vidons les soutes, les coffres, rangeons des habits, trions ceux qui sont devenus trop petits durant l’hiver. Janos nous avait parlé d’une famille pauvre à laquelle il rend visite régulièrement, pour les aider à nourrir leurs enfants. Aucun des deux parents ne travaille et de ce que nous comprenons, la communauté se mobilise pour les soutenir. Alma et Enki proposent spontanément de les aider et nous remplissons deux sacs de vêtements et de chaussures. Janos voudrait que nous leur rendions visite pour leur donner nous-mêmes mais la quarantaine n’étant pas officiellement terminée, nous lui demandons d’être le messager.

Aurélia et Nicolas, arrivés plus tôt et avec des tests, peuvent s’en aller quelques jours avant nous. Nous sommes sûrs de les revoir en Roumanie ou ailleurs, aussi c’est moins difficile de les voir partir, mais les enfants sont très peinés et tentent de les convaincre, en vain, de rester encore un peu.

Nous décidons de passer les tests PCR pour écourter nous aussi la quarantaine. Pensant d’abord qu’ils doivent être effectués à domicile, nous tentons quelques laboratoires mais aucun ne se déplace en campagne. Sollicitée, l’ambassade de France nous confirme que la passation de tests est l’un des rares motifs de déplacement autorisés. Youpi. Elodie passe les coups de fil, parvient à se faire comprendre par mots-clés dans un roumain qui ressemble davantage à un franco-hispano-italo-divinatoire, et à comprendre les termes du rendez-vous qu’elle prend.

Lundi, nous passons donc la matinée à Dej, dans un laboratoire devant lequel des gens attendent des heures pour, qui, un résultat, qui, un autre type d’examen… La personne qui remplit les dossiers met un temps infini avec chacun d’entre nous, tellement il y a de papiers. Nous commençons à percevoir que la Roumanie et la France ont l’amour de la bureaucratie en commun. Première fois que les PCR s’effectuent dans le nez et la gorge. Deux fois moins agréables, mais nous pouvons gagner quatre jours de voyage ou plus alors cela en vaut la peine. Les résultats négatifs arrivent le lendemain soir, alors que nous mangeons avec Klara, Janos et Margaret un gratin dauphinois préparé avec un de leurs poulets rôtis… Nous leur annonçons en direct notre départ le lendemain matin.

Ce soir-là, il raconte… les temps de Ceausescu. Le demi-litre d’huile par mois et par famille, le pain noir et dur comme du bois, la livre de beurre, pour laquelle il fallait se lever avant l’aube, rouler avec le peu d’argent à dépenser dans l’essence et attendre des heures devant le magasin, sans savoir s’il en resterait. L’électricité deux heures par jour, ce qui rendait impossible la conservation des aliments dans un réfrigérateur et obligeait souvent les membres d’une même famille à habiter dans une seule pièce pour que tous profitent du chauffage. La demi-heure quotidienne de télévision, juste le temps des informations dictées par le pouvoir avant de couper. Les contrôles de police pour un oui ou pour un non, comme ces bibles que Janos, très croyant, avait rapportées de Hongrie pour ses proches et qui lui ont valu une garde à vue et plusieurs interrogatoires pour savoir s’il en faisait un trafic. Les intimidations, les sous-entendus proposant de dénoncer des personnes de son entourage contre la paix voire de l’argent…

Nous nous souvenons, enfants, avoir assisté à la chute des Ceaucescu. Sylvain se rappelle même le procès et l’exécution qui a suivi. Mais nous sommes effarés de saisir à quel point la vie des gens a été bouleversée par la folie de ce couple et du pouvoir en place. Le communisme était là bien avant eux, mais ce sont les dix dernières années Ceaucescu qui ont conduit aux rationnements, à l’hyper-contrôle et à l’explosion de la corruption, qui lui a survécu longtemps. Goguenard, Janos prend l’exemple de cette autoroute figurant sur les cartes routières alors même qu’elle n’était restée que sous forme de projet pendant des années, tout l’argent public ayant été détourné.

Le lendemain arrive vite, et avec lui, le départ. Épanouis et libres ces dix jours, Alma et Enki ne veulent pas partir. Pendant que nous chargeons Transplaneur des bons produits de la ferme, ils font un dernier tour de la ferme. Un à un, ils disent au revoir aux animaux, à Margaret, qui tresse une dernière fois les cheveux d’Alma, à Klara, à Janos. Nous faisons de même, si heureux d’avoir eu du temps pour les rencontrer. Sans coronavirus, nous ne serions jamais restés si longtemps. Là, assignés à ce petit camping de Nireş, le voyage en Roumanie a déjà commencé.