Après la Roumanie de la nature, des montagnes et des plaines, nous roulons tout droit vers celle des villes, et filons d’abord vers sa capitale Bucureşti. Sous un soleil de printemps, les champs jaunes, verts ou bruns se succèdent dans les plaines vallonnées de l’Est du pays, parsemées de villages où s’affairent toujours leurs habitants, au jardin, sur le devant des maisons. Quel que soit le temps, les cordes à linge ploient sous les vêtements et les rambardes sont habillées de tapis qui prennent l’air.

Il est encore temps d’aller flâner dans les rues, aussi l’option la plus centrale est la bonne et nous nous garons en face du grandiloquent Palais du parlement. Devant une esplanade immense où se pressent les voitures, l’ironiquement nommée Casa Popolului en roumain est en effet gigantesque. Il s’agit du deuxième bâtiment administratif le plus grand au monde, si lourd qu’il s’enfonce de six millimètres chaque année. Même la pesanteur souligne la déchéance de l’ère Ceauşescu. Les visites n’étant ouvertes qu’aux groupes, nous ne pourrons pas visiter l’intérieur du Palais. En revanche, la ville nous attend et nous nous dépêchons d’aller à sa rencontre.

Nous découvrons ainsi au crépuscule, les petites rues pavées du centre historique, ses innombrables chats, et ses églises orthodoxes à l’architecture byzantine, si différente de celles de Bucovina.

Mais Bucarest, c’est surtout Elena. Nous la rencontrons le lendemain, et c’est elle qui nous en conte l’histoire et l’âme. Nous venons d’apprendre l’existence des free walking tours, visites guidées par de non-professionnels rémunérés au chapeau, et c’est la première fois que nous faisons la démarche.
La rencontre avec Elena est immédiate, pleine de chaleur, d’humanité et de poésie. Elle nous fait découvrir les lieux emblématiques des différentes époques de la ville, celle des vestiges romains, des influences ottomanes, byzantines, austro-hongroises. Nous passons par le dernier caravansérail de Bucureşti, Hanul lui Manuc, édifié au début du dix-neuvième siècle. Il pouvait accueillir plus de cinq cents personnes dans son architecture moderne. En face se dressent des immeubles au style haussmannien du milieu du dix-neuvième, quand la ville était surnommée le « Petit Paris » tant le modèle français était populaire alors. Plus loin, c’est l’avenue de l’Union, aux façades géantes érigées pour masquer la réalité de la ville bien moins haute derrière. Agrandie pour nourrir la mégalomanie de Ceauşescu, elle dépasse d’un mètre la longueur des Champs Elysées…

Elena évoque aussi la faille sismique qui fait trembler Bucureşti régulièrement et donne à ses habitants l’étrange sensation d’être en sursis. Les plus modestes d’entre eux ne peuvent souvent se permettre qu’une location dans un immeuble fragilisé par le dernier séisme, de 1977, risquant plus fortement que les autres de s’écrouler aux prochaines secousses. Une amie d’Elena vivant un temps dans l’un de ces bâtiments, ne s’endormait pas avant d’avoir placé un sandwich, une bouteille d’eau et une lampe flash à côté de son lit. Terrifiant.
Les talents de conteuse d’Elena nous donnent l’impression de plonger dans la vie de la cité, dans son cœur battant. Même les enfants continuent d’être intéressés après deux heures de visite en anglais que nous traduisons pour eux. Elle nous montre les petits corridors, les passages que seuls connaissent les Bucarestois, en nous racontant leur histoire, évoque l’humour des roumains pour parler des choses douloureuses, termine enfin sur la chute des Ceauşescu et la manipulation qui a suivie pour maintenir son administration en place, sur l’éveil récent des roumains qui refusent de continuer à se laisser dicter leur vie. Nous sommes émus aux larmes, traduisons avec une voix chevrotante les dernières phrases. Cette histoire contemporaine de la nôtre est bouleversante et nous sommes aussi pleins d’espoir qu’Elena sur l’avenir de son pays.
Il nous paraît difficile de la quitter comme ça, et nous lui proposons de manger avec elle. Le repas dans une cantine du début du vingtième siècle, à déguster des plats locaux simples pour pas cher, est un régal, surtout pour le temps passé ensemble.

Une fois que chacun est reparti de son côté, rester à Bucureşti nous paraît un peu vide de sens. Nous partons donc de l’esplanade du Palais du Parlement à nouveau bondée. Hier, elle était pleine à craquer de jeunes passant la chaude soirée à côté de leur voiture, dans un immense brouhaha. Nous avons un temps craint pour l’endormissement des enfants, espérant comme des vieux c… que le couvre-feu de 22h soit respecté ici. À 21h59, sans aucun signe de changement, nous n’avions plus trop d’espoir. À 22h00 pile, les voitures partent, semblent de volatiliser et nous laissent, en plein cœur de la capitale, dans un silence seulement interrompu par quelques passages lointains de véhicules autorisés. Improbable.

Nous quittons la ville pour retourner dans les Carpates, mais avant, petit arrêt dans un magasin pour camping car, dont le propriétaire que nous avons appelés, nous attend bien après la fermeture de son établissement. Il y a toujours des bricoles à acheter, et nous faisons avec lui le tour du camping-car. Son fils, mécanicien au garage attenant, vient regarder aussi. Tous les deux ont les yeux qui brillent devant Transplaneur, et c’est vrai qu’il est super ! Nous convenons d’attendre demain matin pour faire réparer un feu arrière, le marche-pied que Sylvain actionne manuellement de plus en plus souvent, et si possible la caméra de recul qui ne s’allume plus depuis la Laponie suédoise. Ils nous ouvrent gentiment leur parc de vente de camping-cars pour que nous dormions tranquillement, avec accès à l’eau, aux sanitaires… ils sont désolés de ne pas fournir l’électricité ! Une heure après nous être garés, on toque à la porte. S’excusant de nous déranger, c’est le propriétaire à nouveau. Il vient juste pour nous donner une bouteille de palinka de sa fabrication. Quelle générosité…

Hormis la caméra qui boude décidément, tout est réparé dans la matinée, pour un prix de main d’oeuvre dérisoire. Nous filons plus au Nord jusqu’à Bran. Son château a servi de décor imaginaire au personnage de Dracula, inspiré par le sanguinaire mais juste Vlad Tepeş. La réalité du lieu est bien moins effrayante, malgré les brumes s’accrochant à ses flancs, les passages secrets et les pièces dédiées aux légendes glaçantes de Transylvanie. On serait même tentés de trouver à ce château tout en courbes et en bois, un confort assez moderne.

La ville de Braşov n’est pas très éloignée de Bran, et nous montons sur ses hauteurs pour passer la nuit en lisière de forêt. Au matin, il a neigé. Les campagnols se fraient un chemin parmi les feuilles mortes qui jonchent le sol. Après la chaleur de Bucureşti, cela nous ramène aux souvenirs de l’hiver scandinave.

Conquis par notre première expérience, nous avons à nouveau programmé une visite guidée de la ville avec free walking tour. Nous découvrons Braşov avec Catalina, qui explique en français son importance stratégique et économique grâce à sa situation géographique, au carrefour des régions qui formeront plus tard la Roumanie. Sous l’influence austro-hongroise, dont témoigne l’architecture de la ville qui s’appelait alors Kronstadt, l’évolution culturelle a conduit la paroisse d’une cathédrale catholique à devenir protestante. Nous déambulons depuis les ruelles étroites, construites après un gigantesque incendie fin dix-septième, pour que les habitants puissent échapper au feu, jusqu’aux remparts érigés autour de la ville au quinzième siècle pour la protéger des invasions turques. La visite est très instructive mais la magie de la rencontre n’opère pas cette fois-ci. En revanche, Catalina nous donne de nombreuses informations que nous réutilisons dans la foulée. Les ours, d’abord. En passant, elle nous dit qu’il n’est pas rare d’en croiser dans la forêt, que les gens d’ici savent comment détourner leur attention – en jetant son sac ouvert avec de la nourriture près de lui, par exemple – et reculer discrètement sans jamais lui tourner le dos. Elle ajoute qu’un refuge existe non loin où l’on peut les observer en semi-liberté. Nous notons mentalement tandis que les enfants, lassés de la balade, n’écoutent plus vraiment.

Des ours. Ce serait formidable d’en voir ! Dans les Carpates qui plus est ! Enki en rêve depuis la Suède mais en novembre, ils hivernaient déjà… Nous restons évasifs sur notre direction quand nous repartons avec Transplaneur. Au soir, après avoir failli s’enliser sur le parking officiel transformé par les neiges et fontes successives en piste de glisse option boue, nous dormons juste à côté du parc. Sylvain entend grogner mais les enfants ne relèvent pas.

Le lendemain, nous arrivons in extremis à nous inscrire pour le premier groupe. La visite est très encadrée pour des raisons de sécurité, et nous marchons entre les immenses terrains hautement grillagés où les ours vivent désormais. Ils apparaissent l’un après l’autre. Le premier nous accueille et nous suit un moment, un autre fait les cent pas, un troisième se prélasse… Une oursonne nous regarde depuis la branche où elle s’est installée… Tous ont été recueillis ici après avoir été maltraités, par des particuliers, des photographes les utilisant pour vendre des clichés aux touristes ou encore dans un cirque. L’idée du refuge est de leur permettre de regagner en autonomie pour les relâcher, si c’est possible, dans la nature. Nous sommes touchés par cette démarche généreuse et respectueuse.

L’après-midi, nous retournons dans Braşov et prenons le temps d’y flâner un peu. La cathédrale abrite l’une des plus grandes expositions de tapis de prières au monde. Les marchands ottomans empruntant cette route, payaient leur tribut avec leur plus grande richesse. C’est drôle, et plutôt rassurant de les voir exposés ici, dans un lieu de culte chrétien. Nous passons par le meilleur glacier de la ville selon Catalina, voire du monde selon Enki après qu’ils ont dégusté leur cône. En fin de journée, nous faisons une halte à un parc de jeux accolé aux remparts, après y être arrivés par une porte dérobée au fond de la cour du plus grand bastion de la ville, transformé en musée. La gardienne nous a gentiment ouvert la porte lorsqu’elle a compris ce que nous cherchions. Du parc, la vue sur la ville est splendide. Encore une idée de Catalina. Nous échangeons quelques mots avec une grand-mère et sa fille roumaines, ravies de parler français et curieuses de notre périple. Quand nous partons, elles nous souhaitent bonne chance pour la suite de notre aventure. Tellement de gens sont désireux de parler et d’apprendre au contact de l’autre en Roumanie ! Depuis notre arrivée dans ce pays, nous vivons enfin ces rencontres simples et humaines, auxquelles nous aspirions si fort depuis le début du voyage. Nous vérifions une fois encore la gentillesse des gens le soir. Alors que nous cherchons un endroit où dormir, les gardes d’une jolie forteresse fermée à cette heure, viennent ouvrir la chaîne du parking juste pour que nous puissions nous installer sous les remparts ! Toutes ces attentions nous emplissent le cœur.

Après Braşov vient Sighişoara, autre ville des Carpates, plus à l’ouest. Tout en hauteur, sa vieille ville est assez jolie, quoiqu’un peu trop touristique à notre goût. Pour échapper au côté carte postale, nous gravissons la centaine de marches de l’escalier construit pour les élèves de l’école, bâtie au sommet de la colline, puis redescendons par les routes escarpées et marchons au hasard des rues, prenant toutes celles où il n’y a personne. Les jolies maisons basses et colorées se détachent du ciel grisonnant et des pavés de la chaussée.
Nous repartons à vélo vers Transplaneur, garé dans un quartier éloigné. Plus tôt, le poétiquement autoproclamé « sergent » du parking sur lequel nous nous étions d’abord arrêtés nous avait réclamé le montant d’un bus, soient cent lei (environ vingt-cinq euros) pour le stationnement. Nous avions déjà réglé les six lei correspondant à notre catégorie et ne gênions en rien les autres véhicules. Après quinze minutes de pourparlers stériles, nous avions pris la tangente pour nous installer devant un gymnase désaffecté seulement fréquenté par quelques jeunes. Une mamie de plus de quatre-vingts ans était venue nous souhaiter la bienvenue dans son quartier, trop contente de rencontrer des français…

Un peu rafraîchis par cette visite en demi-teinte, nous arrivons à Sibiu au soir. Encore une ville, qui termine notre tour de la Transylvanie longtemps peuplée de Saxons, des artisans et marchands d’origine allemande établis dans cette région. Le lendemain, il bruine quand nous nous promenons dans ses rues. L’atmosphère déjà calme du dimanche matin n’en paraît que plus feutrée. En quittant l’immense esplanade entourée de bâtiments de style austro-hongrois, nous longeons ses trois murailles d’enceinte de fines briques rouge, passons sous des arches, descendons des passages en escaliers… La ville nous paraît pleine de surprises, tel ce brunch divin que nous prenons à la terrasse ventée d’un tout petit restaurant. Serrés sous le seul parasol qui abrite de la pluie (les restrictions liées au covid interdisent de s’asseoir à l’intérieur des établissements), nous dégustons salades et soupes avec délice.

Nous allons dans l’après-midi au musée ethnographique Astra, où près de quatre cents habitats traditionnels de toutes les régions de Roumanie ont été rassemblés. C’est immense, mais à cette heure-ci on peut faire la visite à vélo. Alma et Enki sont trop heureux de partir à la découverte de ces maisonnettes, de ces granges et ces moulins en pédalant ! Nous dépassons même l’horaire de fermeture et manquons de peu de rester coincés sur le parking pour la nuit.

Nous quittons le centre de la Roumanie pour l’Ouest. Anca, une collègue et amie d’Elodie d’origine roumaine, est en vacances dans sa famille avec son mari et leurs deux fils. Edouard a presque l’âge d’Enki et s’entend bien avec Alma et lui. Nous sommes ravis d’aller leur rendre visite et de rencontrer les membres de la famille restés au pays. Quand nous nous renseignions sur la quarantaine à l’entrée en Roumanie, nous avions un temps envisagé de l’effectuer là.
Nous nous arrêtons dormir sur la route, quittant la nationale pour une longue piste que nous gravissons de nuit. Nous commençons par nous tromper de direction et renonçons presque mais un berger que nous croisons en redescendant nous indique le bon chemin pour Rapa Rosie, nous assurant qu’il est praticable. C’est que la terre est meuble en cette saison pluvieuse… En montant, nous croisons une voiture, puis nous arrivons enfin sur un grand terrain herbeux et stationnons tout près de l’écriteau laissé par la police. « Chers touristes », ne laissez rien dans vos véhicules même pour un instant, les lieux ne sont pas sûrs…
Jusqu’à ce que nous nous couchions, personne. Puis un véhicule monte, passe à côté de nous, grimpe encore vers les plateaux au-dessus. On l’entend tourner un moment, suffisamment pour garder le sommeil léger. À près de deux heures, on dirait un quad qui arrive, va et vient sur le terrain. Ça fait beaucoup de monde la nuit… Mais après une quinzaine de minutes, la pluie commence à tomber, et le quad part peu après. Plus de signe du premier véhicule non plus. La fin de la nuit est plus reposante.

Le lendemain matin, nous découvrons ce que nous sommes venus trouver. Les hautes roches roses de Rapa Rosie tranchent le flanc de la colline de leurs grandes vagues verticales creusées par l’érosion. La nature qui nous entoure marque discrètement l’arrivée du printemps avec ses fleurs accrochées aux fines branches des arbustes et le vert éclatant des jeunes pousses. De l’autre côté, la plaine s’étend à perte de vue… Et puis, il se dégage d’ici quelque chose d’indéfinissable, de serein, d’attirant. Nous aurions envie de rester, mais nous sommes attendus et reprenons la route en direction d’Arad.

À la mi-journée, nous atteignons le petit village où habite la sœur d’Anca. Les retrouvailles sont simples, nous sommes accueillis les bras ouverts et les enfants sont très heureux de retrouver Edouard. Mihael, son cousin, est aussi de la partie, et bientôt tous les quatre disparaissent dans les bois après avoir longé les vignes.
Le repas s’improvise avec mille et une petites choses posées sur la grande table. Chacun picore ce qu’il souhaite à son rythme. Et ainsi passent l’après-midi, puis la soirée, tous affairés à quelque chose, à profiter du temps ensemble. La mère d’Anca bêche au jardin tandis que le bébé dort dans la poussette et que ses parents discutent travaux avec un maçon. Plus tard, Sylvain profite d’un gros orage pour réparer le bac à douche qui s’est fissuré il y a quelques jours, nous conduisant depuis à nous laver au gant et à la bassine. Les enfants naviguent entre jeux d’intérieur et d’extérieur. Elodie essaie de suivre en roumain la recette de pain que le beau-frère d’Anca explique à mesure qu’il le fait. Ici tout est maison, jus de fruit, légumes en conserve, confitures, fromage, vin… Et tout se partage avec amour. Nous repartons même les bras chargés de victuailles le lendemain matin ! C’était chouette de voir nos amis dans leur famille et leur quotidien ici.

Dans la discussion, Monica, la sœur d’Anca, nous a appris que Timişoara n’était plus confinée. La ville mythique où la révolution de 1989 a commencé peut donc être visitée, et nous en sommes tout près ! Nous dévions un peu notre route pour nous y rendre.
Nous passons par la place où se sont rassemblés, il y a plus de trente ans, les premiers contestataires au régime dictatorial, clientéliste et affamant. Il n’en reste rien de perceptible aujourd’hui, mais c’est important de se trouver là, fouler le sol où ce que nous entendions, depuis notre enfance privilégiée, s’est passé. Nous marchons ensuite à travers les jardins publics fleuris, les ponts, jusqu’au petit musée de la consommation communiste. Une compagnie de théâtre a ouvert ce lieu au sous-sol d’une maison qu’ils ont transformés, il y a une quinzaine d’années, en salle de spectacle, bibliothèque participative et bar. Le musée est un amoncellement d’objets désuets au confort minimal dont on peine à croire qu’ils aient appartenus à la fin du vingtième siècle. Les masques à gaz voisinent les skis de bois et les couvre-lits aux couleurs criardes. En sortant, nous profitons du jardin aménagé en petit paradis pour goûter avant de repartir.

Dernière ligne droite en Roumanie. Nous descendons presque jusqu’à la frontière où l’on peut rejoindre la Bulgarie d’un côté, la Serbie de l’autre, en faisant un petit crochet sur la route pour aller à Baile Herculane. Ses eaux thermales étaient déjà célèbres chez les Romains. De splendides bains ont été construits au dix-neuvième siècle, mais le risque d’effondrement est tel qu’aujourd’hui on ne peut plus y entrer ni même traverser la passerelle pour s’en approcher. Avec un peu plus de temps, nous aurions certainement réussi à trouver où nous baigner dans ces eaux miraculeuses mais nous avons pris rendez-vous dans la grande ville frontalière de Drobeta-Turnu Severin pour effectuer des tests PCR.

Chaque laboratoire a ses particularités. Ici, pas autant de lenteur bureaucratique qu’à Dej mais il est demandé de ne pas avoir bu ou mangé depuis six heures, sans doute pour le double prélèvement que nous faisons pour la première fois. Il fait chaud et les enfants ont soif. Les patients devant être seuls dans le laboratoire durant le prélèvement, tout est fermé à clé à chaque passage et cela ressemble à un long cérémonial que nous commençons à connaître sans pour autant nous y habituer.
Enfin libérés, hydratés et rassasiés, nous partons pour les Portes de Fer. Nommées ainsi car les gorges du Danube se resserrent à cet endroit, elles séparent les Carpates des Balkans.
À nouveau nous frayons sur les bords du fleuve mythique, heureux de retrouver ses eaux puissantes qui portent à la rêverie. Nous roulons le long de ses rives, nous arrêtons pour admirer la tête de Décébale, sculptée dans la roche au-dessus de l’eau. Dernier roi des Daces, il avait combattu pour l’indépendance de son pays, l’actuelle Roumanie. Nous apprenons après que c’est un historien protochroniste, milliardaire, qui a commandé cette œuvre pour lui rendre hommage.

Plus loin, c’est le monastère orthodoxe de Mraconia, à fleur de l’eau que nous dépassons. Puis nous quittons la rive pour entrer dans les terres. Nous nous arrêtons en face d’un bâtiment en construction, dans le village suivant. Ovidiu, depuis le delta du Danube, nous avait parlé d’un sentier montant jusqu’en haut des gorges, et Sylvain a cherché son lieu de départ sur internet. De la route, on ne voit rien, mais on s’équipe et on commence à grimper. Ça monte fort, d’emblée, et ici aussi nous avons chaud même à l’ombre, mais nous sommes motivés. Le chemin est un peu difficile à trouver mais nous finissons par repérer des traces. Pour savoir de quel côté continuer, Sylvain ouvre sur son téléphone une appli qui nous indique les circuits pédestres. Tiens ! On est déjà à l’heure serbe sur son portable. Nous quittons les bois et traversons des clairières aux herbes hautes, un bâton dans la main pour chasser les serpents. Les fleurs et les oiseaux enchantent notre balade. Enfin, nous approchons des falaises. Immenses, elles plongent à pic dans le Danube qui serpente en-dessous de nous. Nous les longeons le plus possible malgré la végétation qui affleure et barre parfois le passage. En face s’étend les belles forêts de Serbie. C’est magistral. Au moment où nous amorçons la descente, nous croisons un groupe qui visite comme nous les Cazanele mare, les grands chaudrons du Danube.
Nous les abordons pour demander au guide s’il est possible de continuer au bord des falaises. Un père de famille anglophone traduit pour nous, répondant que cela s’arrête ici. Enthousiaste de rencontrer des personnes qui s’intéressent à son pays, il commence à discuter avec nous, ses deux enfants écoutant la conversation. Sa femme et lui sont revenus habiter en Roumanie il y a un ou deux ans, après treize années passés à Londres en tant que taxis. Le groupe s’éloigne mais il continue de parler, au point qu’il ne reste que nous au bout d’un moment. Ses enfants le pressent de rejoindre le groupe, mais avant de partir il nous dit qu’il a une pension un peu plus loin sur le Danube et nous invite à son restaurant ce soir. Il insiste : vous venez hein ! Pension Sunshine.

Nous repartons de notre côté, tentant de trouver un autre point de vue sur les bras du Danube pour prolonger la magie du moment. Puis nous prenons le chemin du retour, éblouis par cette beauté sauvage.

Nous hésitons un peu à honorer l’invitation, ne sachant pas à quoi nous attendre. Mais finalement le contact a été bon cet après-midi avec lui comme avec les enfants, et nous avons envie de tenter. Nous arrivons à près de dix-neuf heures trente, et nous sommes accueillis comme des rois. Il y a du monde au restaurant, pourtant le propriétaire du lieu – présentations faites, il s’appelle Marian – prend le temps de nous installer et commence par nous offrir l’apéritif sur sa terrasse surplombant le Danube. En revenant, il s’excuse de ne pas avoir le temps pour le moment de s’asseoir avec nous. En revanche, sa fille Patricia qui a à peu près l’âge d’Alma et Enki nous rejoint, et les enfants partent vite jouer ensemble.
La nuit tombe et nous nous laissons porter par Marian, aux petits soins tout comme le serveur qui nous raconte sa vie entre deux plats. Le repas est délicieux et Alma et Enki semblent se régaler tout autant avec une partie de loup géante à une dizaine d’enfants. Nous profitons de notre tête-à-tête inattendu et parfois de la présence fugace de Marian, qui en profite pour remplir nos verres de son vin.

Peu à peu les tables se vident et les enfants montent jouer dans la chambre de Patricia, tandis que nous discutons avec Marian et sa femme. Elle nous offre des crêpes alors que les enfants redescendent, tout le monde se régale. Il n’y a plus que nous. Il est une heure et demi du matin et nous n’avons pas vu le temps passer. Avant de partir nous coucher, Marian insiste à nouveau : demain, vous venez prendre le petit-déjeuner ici hein !

Nous dormons sur le parking. Le lendemain matin, nous sommes tous un peu fatigués, et l’estomac d’Elodie n’a pas apprécié le mélange de zuica et de vin maison. Nous prenons notre temps pour redescendre à la pension. Marian est déçu que nous ayons déjà pris le petit-déj et se débrouille pour nous offrir un thé tandis qu’Alma et Enki reprennent à jouer avec Patricia et son petit frère Lucas. Sylvain reçoit un message. Votre consommation internet excède soixante euros hors forfait, nous bloquons votre utilisation jusqu’au mois prochain. Nous en parlons à Marian qui nous explique : de l’autre côté du Danube, c’est la Serbie, et la Serbie, ce n’est plus l’Union Européenne. Quand un portable capte le réseau serbe, c’est dix euros le mega octet. Mince ! La balade sur les hauteurs du Danube a coûté cher ! Lorsque Sylvain appelle l’opérateur pour régler la situation depuis le téléphone d’Elodie, toujours sur le réseau roumain, non seulement la personne ne peut rien pour lui, mais elle l’informe qu’il en est à quatre-vingt-dix euros ce mois-ci. Double mince !
Marian nous aide à trouver une carte sim économique ayant du « roaming » pour traverser les pays des Balkans, aux tarifs hors de prix pour les téléphones étrangers. Nous profitons encore un moment de leur accueil bienveillant et simple, sous le soleil et le vent qui donnent un avant-goût d’été sur leur terrasse. Marian nous apprend qu’il fait toujours quelques degrés de plus dans la vallée du Danube par rapport au reste de la Roumanie.

Et puis c’est le départ. Nous voulons passer la frontière serbe dès que nous avons les résultats des tests PCR, et traverser le pays jusqu’à la Bosnie-Herzégovine. Nous avons entendu qu’en revenant d’un pays des Balkans, aucun test n’est exigé en Serbie, tandis que la Bosnie en demande un quel que soit le pays d’origine. Quant à la Croatie un temps envisagée, on a entendu dire que les camping-cars ne peuvent s’installer que dans les campings, très chers. Le nouveau plan est donc d’arriver en Bosnie dans les soixante-douze heures suivant les tests pour espérer y entrer, puis de revenir par la Serbie.
Avant de partir, l’épouse de Marian nous propose de prendre une douche. Après les efforts d’hier et la courte et chaude nuit, nous en avons bien besoin ! Ils voudraient nous garder à manger mais nous ne voulons pas abuser de leur hospitalité. Alors nous repartons avec une demi-douzaine de confitures maison ! Et le plein d’eau pour Transplaneur ! Ils sont vraiment adorables, et à nouveau, nous sommes conquis par cette culture de l’échange et de la générosité, qui nous laisse songeurs sur la qualité de l’accueil en France… Ils nous promettent de venir à Carcassonne, et nous sommes heureux de les quitter avec l’idée de les revoir et les choyer à notre tour.

Au lieu de continuer la route bordant le Danube jusqu’en Serbie, nous faisons route vers Drobeta Turnu-Severin à nouveau. Marian nous a dit que la vallée est encore plus belle depuis le côté serbe, car plus haute, et puis nous devons acheter cette carte sim. Pendant qu’Elodie écume les boutiques de téléphonie sans grand succès, Sylvain rappelle Bouygues telecom, et arrive à parler avec une personne qui comprend la situation. Elle lui glisse au passage qu’en fait sa facture pour le mois n’est pas de quatre-vingt-dix mais de cent-cinquante euros. Le coup de fil, la veille, de Sylvain à son père a coûté soixante euros pour douze minutes. Triple mince !!! En gros, les opérateurs considèrent qu’ils n’y peuvent rien si ton téléphone capte tel ou tel réseau, donc pas de geste commercial, mais elle dit tout de même qu’elle va voir avec son chef et nous rappelle. Nous finissons par trouver in extremis une carte avec du roaming, et bingo ! Les tests arrivent en même temps sur notre boîte mail. Nous filons direction la Serbie. De façon un peu surréaliste, les postes frontières sont situés d’un bout à l’autre d’un gigantesque pont métallique. Puisque nous avons les tests, nous n’entrons pas en transit sur le territoire serbe. Les passeports sont tamponnés pour la première fois… En quittant la frontière serbe, nous sommes accompagnés par deux chiens qui se lancent à côté de Transplaneur aussi longtemps qu’ils le peuvent, comme s’il s’agissait d’une course.

Marian nous a demandé de klaxonner quand nous serons en face de sa pension. Un peu par chance, nous nous arrêtons pile devant et les saluons une dernière fois avant de nous aventurer dans les Balkans. C’est aussi un au revoir à la Roumanie, que nous avons tant aimée et ne pouvions pas mieux quitter que sur cette rencontre magnifique. Quelque chose de nous est resté sur l’autre rive… Et ce soir, nous fêtons déjà nos cent derniers jours de voyage.