Nous voilà partis de chez Klara et Janoş. Dès les premiers instants, nous aimons. Tout, les carrioles, transportant hommes et bois, fourrage ou métal, tirées par les chevaux ornés de pompons rouges, les chiens qui sont les maîtres des routes, les maisons aux palissades ouvragées comme de la dentelle, dont les murs et les toits sont parfois rafistolés avec ce qui a bien pu les faire tenir un peu encore. Les vallées et les collines, pas encore tout à fait vertes, que les premières fleurs colorent à peine de jaune. C’est la fin d’un hiver qui étire sa fraîcheur sur la région des Maramureş.

Nous remontons vers l’extrême Nord. Tout près de la frontière ukrainienne, nous avons rendez-vous avec les morts du joyeux cimetière de Săpânţa. La rovinieta en poche, qui nous ouvre le droit aux nationales et autoroutes, nous nous empressons de quitter la grand route, trop longue et propre, pour des coupes plus hasardeuses à travers les montagnes. Un peu cabossée, la petite route serpente avec les cours d’eau, nous fait traverser mille villages que semblent garder les bottes de paille dressées autour du bâton qui leur sert d’axe. Perchés sur les poteaux électriques, les nids de cigogne que nous admirons depuis la Pologne sont pour les premières fois habités… Nous sommes sous le charme de ces grands oiseaux qui semblent frêles et parcourent pourtant chaque année des continents.

Encore un embranchement, et quelques centaines de mètres plus loin, un énorme panneau sens interdit de chantier nous arrête. Waze indique pourtant la route mais nous devons faire demi-tour. La journée est bien avancée et nous retournons prudemment sur l’artère principale pour récupérer notre itinéraire. Vers seize heures, nous atteignons notre but. Le goûter dans le sac, nous nous dépêchons d’entrer dans l’enceinte du cimetière, au milieu duquel s’élève une église orthodoxe.

Les tombes de Săpânţa ne ressemblent à aucune autre. Surmontées d’un petit toit, les stèles de bois peintes en bleu sont formées d’une croix sous laquelle figure la personne défunte, dans une scène qui la représente. On peut voir là, une fileuse, plus loin, un soldat, un pompiste, une personne attablée un verre à la main, une autre en maillot de bain… Dessous, un texte poétique et souvent humoristique, décrit en quelques lignes sa vie ou un trait saillant de sa personnalité. C’est un peintre du village, Ion Stan Pătraş, qui a commencé il y a plusieurs décennies à confectionner ces drôles de stèles, dans ce village où tout le monde connaît les travers et les qualités de chacun. C’est devenu peu à peu une tradition qui lui survit. Ainsi plein des portraits de ceux qui le peuplent, le cimetière a une atmosphère vivante et gaie. Nous le visitons presque à la manière d’un jeu de pistes dans lequel Alma et Enki cherchent les stèles correspondant aux quelques textes dont nous avons la traduction

La journée n’est pas finie. Depuis Săpânţa, il y a encore presque deux heures de route pour arriver à la gare de Viseu de Sus, où nous attendent déjà Aurélia et Nicolas. Nous nous sommes arrangés pour faire ensemble le périple de la Mocaniţa, dernier train à vapeur de Roumanie. Le départ est fixé à demain, neuf heures. En attendant, Transplaneur et Yakari passent la nuit à côté des wagons de bois et des voitures montées sur rail.
Retentissant dans la vallée avant même l’arrivée du soleil, c’est d’abord son sifflet long et joyeux qui l’annonce. Peu après, la locomotive arrive, toute fumante. Déjà près des rails puisqu’il n’y a pas de quai, nous montons dans le dernier des trois wagons.
Le départ ne se fait pas attendre. Dans un nuage de fumée, la colonne s’ébranle et se met en route.

Les sièges de bois ont un confort relatif mais un charme fou. Au bout du wagon, le poêle en fonte chauffe rapidement l’air. Un tas de bûches est prévu pour le réalimenter au cas où, et le père d’une famille assise près de nous s’en chargera durant tout le trajet.
Dépassant les ateliers de réparation ferroviaire, le train longe la rivière au fond d’une vallée de plus en plus étroite. De loin en loin, quelques maisons semblent témoigner de la présence humaine dans ce paysage forestier. Une vieille dame rince son linge dans le courant. Une charrette tirée par des chevaux traverse d’une rive à l’autre.
Nous montons lentement au creux des flancs de la montagne. En cahotant, nous prenons peu à peu de l’altitude. La neige réapparaît après un virage. Le soleil filtre à travers les branches encore nues, éclairant les rochers recouverts de mousses ou de glace. Dans le wagon, on discute, on rit, on regarde le paysage.

À chacun des deux arrêts du train, les mécaniciens s’affairent sur la locomotive, revissent, resserrent, rechargent en bois. Des grillades sont proposées à midi, et nous les mangeons de bon cœur, en regardant les danseurs traditionnels, montés eux aussi avec le train, exécuter une ronde un peu monotone. Même ici, il y a des chiens errants, qui quémandent et souvent, obtiennent de quoi manger. Nous commençons à comprendre qu’ils ne sont pas tant abandonnés qu’ils appartiennent à tout le monde.

De retour à Viseu de Sus, nous nous séparons à nouveau d’Aurélia et Nicolas pour continuer vers l’Est et les monastères orthodoxes de la région de Bucovina. Les fresques des églises qu’ils renferment, peintes au bleu de Voronet à même les murs extérieurs et intérieurs, sont sublimes. Au fil des visites de ces monastères des quatorzième et quinzième siècles, nous nous rendons compte que les scènes semblables sont figurées aux mêmes endroits des édifices. Bien plus tard, nous apprendrons que ces fresques, très codifiées, avaient pour but de rendre accessible la liturgie orthodoxe aux fidèles illettrés. Leur répétition à l’identique est aussi un moyen d’aider à dépasser la matérialité des apparences pour accéder au spirituel.

Nous retrouvons à Bucovina un peu de l’atmosphère si inspirante que nous ressentions dans les Maramureş. Ses vallons abritent des villages modestes aux maisons vieillissantes, dont certaines semblent abandonnées. En les traversant, nous voyons leurs habitants dans les jardins, travaillant la terre, affûtant les outils, donnant à manger aux poules ou aux autres animaux. L’après-midi, certains tirent les chaises jusque devant leur portail ou s’asseyent sur un banc, adossés au muret. Une rigole d’écoulement des eaux de pluie sépare la route des habitations, et l’espace libre forme un large trottoir de terre que les gens fleurissent parfois. De loin en loin, un puits donne accès à une eau claire. L’eau courante n’est pas encore arrivée partout, pour autant, celle des puits n’est pas toujours potable. Les charrettes continuent d’être tirées par des chevaux aux gais pompons rouges, et lorsque nous les dépassons, nous retrouvons avec plaisir les impacts des insectes sur le pare-brise, trop rares en France depuis longtemps déjà. Comme en contre-point, nous voyons aussi les déchets s’accumuler sur le bord des cours d’eau, s’accrocher aux branches des arbres.

Bucovina est aussi connue pour ses œufs, une tradition très ancienne. Évidées, les coquilles sont ensuite plongées dans des bains successifs de couleurs naturelles en masquant certaines parties à l’aide de cire appliquée comme un pochoir. Le week-end de Pâques, nous visitons un petit musée qui présente plusieurs milliers d’oeufs décorés à travers le monde. Seuls dans les petites salles, nous voguons au gré des envies, attirés par la délicatesse des traits, la fantaisie ou la performance.

Cela faisait un moment qu’elle en avait envie. Un jour de grisaille, près d’une rivière, Elodie décide sur un coup de tête, de se la raser. Enfin, à quelques millimètres de cheveux près.

Chez Janos et Klara, on nous a vanté la gastronomie de cette région, ajoutant que la meilleure manière d’y goûter est d’aller toquer à la porte des habitants et de demander simplement. Désireux mais un peu timides, nous regardons s’il n’y a pas une pension alentour pour nous faciliter la tâche. Nous en trouvons une sur internet, appelons et bingo ! Nous pouvons arriver dans une heure.
Quand nous nous arrêtons devant la pension « Belvedere », entre les Porsche 4×4 et les berlines BMW, nous hésitons. À chaque pas, cela ressemble de moins en moins à ce que nous avions en tête. Il s’agit d’un restaurant, plutôt branché. N’aurait été la réservation et l’accueil adorable au téléphone, nous aurions passé notre chemin, mais nous finissons par entrer. Le patron, Cristian, nous reçoit comme des invités et nous rejoint rapidement, une bouteille de zuica – sorte de grappa locale – à la main. Tout en nous posant mille questions, il sert un verre à Sylvain et, s’asseyant avec nous, l’accompagne. Visiblement, ce n’est pas le premier qu’il partage. Il en vide trois comme ça en dix minutes, enjoignant Sylvain à le suivre. L’oeil vitreux, il repart vers d’autres convives. Soit. Les plats arrivent, et Cristian revient nous voir pour continuer la conversation. Emphatique, il insiste pour nous loger gratuitement dans sa « pension » où il reste des chambres libres et nous met la clé dans les mains. Dans le même temps, ses mots et son attitude deviennent parfois ambigus, presque libidineux, et peu à peu tout le monde commence à être en alerte. Nous écourtons le repas, rendons la clé et partons avant qu’il nous rattrape. Nous trouvons à nous stationner dans le village d’à côté, juste à temps car le couvre-feu commence et les policiers sont au carrefour suivant. L’interdiction de circuler nous permet de dormir bercés par les gouttes de la pluie qui tombe.

Au matin, nous nous arrêtons à une église orthodoxe pour remplir les réservoirs d’eau. L’office finit à peine, et répondant à la demande d’Elodie, un fidèle sans doute investi dans la paroisse se démène pour nous ouvrir le robinet dans les jardins. Un autre homme, gueule cassée qui a dû voyager un peu, vient nous parler en italien. Il évoque en peu de mots le chômage et la difficulté de vivre ici. On sent le poids de la vie sur ses épaules. En remerciant le charismatique prêtre avant de partir, on se dit que le statut d’homme d’église doit avoir un poids dans la communauté encore aujourd’hui en Roumanie.
Nous empruntons la route qui relie Bicaz à Gheorgheni, aux portes des Carpates. Les gorges étroites sont ceintes par d’immenses roches encore enneigées par endroits, paraissant à l’à pic même de la rivière en contrebas. C’est saisissant de beauté sauvage. La traversée de ces paysages aux accents dramatiques passe presque trop vite…

La route plonge ensuite dans les forêts dont seules les cimes des résineux sont blanchies par la neige de la nuit, leur donnant un aspect presque artificiel. De virage en virage, nous arrivons jusqu’à une clairière. Un ruisseau coule à côté et nous entendons les oiseaux chanter tout autour. La neige a déjà fondu ici, et des rayons de soleil transpercent les nuages. Le temps est idéal pour qu’Alma et Enki cherchent des œufs de Pâques, égarés par des cloches qui ont sans doute mal géré leur plan de vol. La récolte faite, c’est l’heure des tests. Résultat, le chocolat au lait l’emporte encore haut la main cette année.

Après une nuit reposante, nous quittons notre nid douillet pour continuer à descendre la chaîne montagneuse. La journée se passe dans les lacets traversant les forêts sombres, et le crépuscule arrivant, nous nous arrêtons à temps pour voir le soleil se coucher sur les vallées des mythiques Carpates. Cette nuit encore, nous couchons dans le lit des chats sauvages, des loups et des ours. Demain, nous approcherons les plaines du Danube.

Avec elles, viennent les villes de plus en plus industrialisées, et après des jours de quiétude nous nous retrouvons dans les rues aux constructions inachevées, aux bruits qui nous assaillent. Au milieu de l’agitation, Sylvain reçoit un message. Louis, son grand-père, est décédé dans la nuit. Le flot de la vie devient lointain pour un instant, qui se prolonge. Nous pensons à Renée, à Claude, à toute la famille.

Et puis soudain, c’est le brouhaha d’un centre-ville à la circulation anarchique, au milieu des usines polluantes. Il nous faut partir au plus vite de Tulcea, retrouver un peu de tranquillité. Nous commençons par rouler, sans le savoir, vers la frontière ukrainienne. Les chemins de fer que nous dépassons servent de pâturages aux moutons dont les bergers ont le teint buriné de soleil. Ayant fait demi-tour, nous atterrissons un peu par hasard sur les rives du fleuve. Le Danube… enfin… sa vaste étendue et le calme apparent de sa surface ne dit pas tout des tumultes qui agitent ses eaux profondes. Sur l’autre rivage, quelques habitations forment un maigre rempart à la nature qui, au delà, reprend ses vertes couleurs. Un bac effectue la traversée. Nous nous mettons dans la file, parmi les habitants travaillant d’un côté ou de l’autre, dont certains regardent Transplaneur avec amusement. Il est vrai que nous n’avons pas croisé beaucoup de camping-cars depuis l’arrivée en Roumanie…

La route continue et nous continuons de la suivre, la tête un peu ailleurs. Nous longeons vers l’Est les méandres du Danube, franchissant les villages aux cerisiers en fleurs. Il fait plus chaud ici. En fin de journée, nous faisons halte sur une piste, juste à côté d’un poste frontière pour l’Ukraine vers lequel nous commençons distraitement par nous engager – décidément ! Au soleil rasant, nous nous installons sur cette langue de terre bordée par les eaux. Comme un point de passage. Le symbole résonne avec cette journée si particulière. Mais c’est aussi un lieu de passage très concret, et pour nous, d’abord celui de la police des frontières qui vient plusieurs fois vérifier les raisons de notre stationnement. Le lieu est apparemment très emprunté pour qui veut rejoindre l’Union Européenne par la Roumanie. En ce qui nous concerne, hormis les voitures banalisées, nous croisons surtout des oiseaux…

Il reste un peu de route pour arriver à Murighiol, petit village de pêcheurs aux bords du delta du Danube. C’est là que se termine notre route le lendemain. Parmi toutes les options proposées pour découvrir l’immensité du delta, nous avons retenu le contact d’Ovidiu, qui tient un petit camping ici. Il nous accueille chaleureusement en français, et nous convenons de partir avec lui en bateau le surlendemain.

Il nous indique un petit lac salé un peu à l’extérieur du village, et jeudi, après l’école, nous enfourchons les vélos pour aller y observer des colonies entières d’oiseaux marins. À notre approche, les guetteurs tournoient au-dessus de nos têtes et vont alerter le groupe dont les cris se multiplient. Essayant de les déranger le moins possible, nous faisons le tour du lac et rencontrons un berger, Giovanni, et son jeune chien Nikola. Les moutons et les quelques chèvres de son troupeau paissent sur le bord du lac tandis que nous essayons de nous comprendre mutuellement, dans le meilleur italien dont Giovanni et nous sommes capables.

En redescendant la butte vers le village, nous croisons un cheval et des poules au milieu de rien, des oies qui, nous voyant, traversent la route et rentrent en file indienne dans leur basse-cour. La piste de terre continue à travers les premières maisons. Alma et Enki repèrent un adorable chiot et le regardent gambader dans son jardin. Les voyant, sa maîtresse le prend, sort dans la rue avec le chiot qu’elle leur fait caresser. Alors que nous reprenons les vélos, elle rappelle les enfants pour leur donner des pommes. Nous sommes tous les jours un peu plus amoureux de ce pays.

Nous nous levons tôt vendredi pour pénétrer le delta. Ovidiu nous avait dit de bien nous couvrir, aussi nous ressortons les vêtements que nous avons tant porté ces mois d’hiver en Scandinavie. À huit heures, nous sommes dans le petit bateau à moteur qu’il conduit, avec trois jeunes suisses allemandes impatientes comme nous de découvrir les innombrables canaux qui relient lacs et bras du Danube jusqu’à la mer Noire. Nous naviguons d’abord sur un large et droit canal, creusé par Ceaucescu dans l’espoir d’accélérer le commerce international, dont les cargaisons suivaient auparavant les nombreuses courbes du Danube. Au lieu des cargos, nous y voyons, dans un silence que nous seuls troublons, les premiers oiseaux. Des cormorans. Une grande aigrette. Une aigrette cendrée.

Nous quittons rapidement le canal pour remonter des passages plus étroits où les arbres au-dessus de l’eau forment une allée. Effleurées par le soleil matinal, les mille et une teintes de vert se mêlent et se reflètent dans le Danube. C’est sublime. Au fil de l’eau, nous nous prenons à détecter tout mouvement pour observer les espèces d’oiseaux qui vivent ou transitent ici. Il y en a des centaines… Nous voyons des pygargues à queue blanche se percher sur les hautes branches, des hérons et des ibis fouler le sol à la recherche de nourriture. Se cachant dans les feuillages, nous devinons des oiseaux nocturnes. Plus loin, sur le lac que nous rejoignons en passant à travers les roseaux que nous évitons en baissant la tête, nous admirons des groupes de pélicans, de cygnes, des foulques, des poules d’eau, des grèbes huppées. À chaque nouvel oiseau, Ovidiu nous montre la description de l’espèce sur un livre qui passe de main en main sur le bateau. La vitesse du bateau et le vent ne nous font pas regretter de nous être habillés chaudement.

Il nous indique un petit lac salé un peu à l’extérieur du village, et jeudi, après l’école, nous enfourchons les vélos pour aller y observer des colonies entières d’oiseaux marins. À notre approche, les guetteurs tournoient au-dessus de nos têtes et vont alerter le groupe dont les cris se multiplient. Essayant de les déranger le moins possible, nous faisons le tour du lac et rencontrons un berger, Giovanni, et son jeune chien Nikola. Les moutons et les quelques chèvres de son troupeau paissent sur le bord du lac tandis que nous essayons de nous comprendre mutuellement, dans le meilleur italien dont Giovanni et nous sommes capables.

Nous nous arrêtons sur un îlot. Des pêcheurs y passent la majeure partie de l’année, retournant parfois au village où vit leur famille. Ils ont installé une cabane de tôle où ils cuisinent à même la terre. Sur la table qui est sans doute un plan de travail, un sac de plastique bleu remue. En regardant à l’intérieur, les enfants découvrent un poisson encore vivant. Dans la pièce qui sert de chambre, un vieux poêle est placé au milieu des lits de fortune sous lesquels s’entassent leurs affaires, couvertures roulées en boule, vêtements… En face, sur des palettes trône un grand écran plat. L’antenne satellite est fixée au tronc d’un arbre, un peu plus loin, au milieu de cet océan de nature.

Derrière la cabane, une pièce séparée a été construite. À l’intérieur, un gros poêle à bois et des piquets faits avec des branches servent à sécher les filets de pêche en hiver. Dehors, il y en a de plusieurs tailles qui attendent d’être jetés à l’eau. Les nombreux chats de l’île slaloment au milieu du bric-à-brac à même le sol, les toilettes pestilentielles et le petit potager.
Pour l’heure, deux pêcheurs sont assis sur les bancs devant leur cabane. Les jeunes chiens viennent se faire caresser tandis que nous essayons un peu péniblement d’entrer en communication.

Nous repartons bientôt pour continuer à sillonner les ramifications du Danube et observer sa faune mirifique. Forts de nos nouvelles connaissances, nous tentons de reconnaître les oiseaux que nous croisons. Près des roseaux, nous entendons les chants des grenouilles, cachées entre leurs tiges. Les feuilles des nénuphars ont déjà commencé leur ascension aquatique, mais elles n’atteindront la surface qu’à la mi-mai, et leurs fleurs jaunes et blanches n’écloront pas avant juin. Nous nous émerveillons de tout. La matinée passe vite…

Nous avançons jusqu’à un petit port et sommes récupérés par un homme jovial qui nous fait monter sur les bancs à l’arrière de sa camionnette pour aller jusque chez lui. Le repas est prévu dans sa pension. Alma et Enki sont ravis de faire ce bout de chemin cahoteux sans les sécurités habituelles.
Au menu, que du poisson, pêché localement bien-sûr. Nous nous régalons de tout, sauf peut-être du vin maison qui tient plus du vinaigre à notre goût. Le conducteur de la camionnette et sa femme sont adorables et leurs facéties rendent le repas encore plus agréable.

Après, nous nous promenons dans Caraorman, dont les rues sont de sable gris. Le village n’a toujours pas l’eau courante et ses habitants ont eux-mêmes édifié leur petit bureau de poste, car les services publics refusaient de le faire. En revanche, c’est l’un des premiers villages du delta à avoir eu l’électricité car une usine de fabrication de verre a été construite dans les années quatre-vingts. Des immeubles ont vu le jour pour héberger les futurs ouvriers et leur famille, mais le projet de Ceaucescu, prêt à la fin 1989, n’a jamais été mis en service. Mauvais timing. Personne n’est jamais venu habiter là, et les immeubles se sont dégradés petit à petit. Leurs ruines détonent sur cette île aux maisons de pêcheurs. Nous montons dans les étages de béton brut pour avoir une vue en hauteur. Au rez-de-chaussée, des ânes viennent s’abriter les nuits froides.

Nous retournons une dernière fois dans le petit bateau et prenons une autre route pour rentrer. Sur le chemin, nous apercevons, un peu cachés, une jument et son poulain, qui tète. Plus loin, c’est une dizaine de chevaux libres que nous voyons brouter sur les berges. Lentement, ils se dirigent vers le fleuve où ils boivent avant de partir vers les terres. Alma est extatique. En tout, il y a peut-être dix ou quinze mille chevaux libres dans le delta. Ovidiu raconte qu’ici, les propriétaires des chevaux sont devenus tellement pauvres dans les pires années de dictature, qu’ils ne pouvaient plus alimenter leurs animaux. Ils les ont donc laissés partir dans le delta où ils ont survécu et se sont reproduits. C’est aussi le cas de quelques vaches que nous devinons derrière les arbres. Désormais, les troupeaux sont redevenus semi-sauvages, mais les habitants du delta les considèrent davantage comme leur bien à tous. Il arrive que l’un d’entre eux, désireux d’avoir un cheval, vienne tout simplement se servir. Les vaches quant à elles, sont souvent ramenées dans les étables en hiver, où elles peuvent à l’occasion se transformer en repas.

L’après-midi, les bras du Danube sont plus ensoleillés, les oiseaux plus rares dans le ciel, mais nous observons de nombreux faisans au plumage magnifique, qui sautent dans les fourrés à notre approche.
Les yeux qui brillent d’avoir vu tant de beauté, nous reposons le pied sur le ponton vers quinze heures, en face de cormorans qui déploient leurs ailes pour les faire sécher.
Le temps de préparer le camping car à partir, Ovidiu nous donne des adresses de lieux où il ferait bon aller sur notre itinéraire. Nous reprenons la route et quittons le Danube pour nous rapprocher des rives de la mer Noire.

Nous dormons près d’un lac dans un calme absolu. Au matin, les enfants passent un long moment avec une jeune jument avant que nous nous dirigions vers Vadu, sur la recommandation d’Ovidiu. On atteint cette plage sauvage après plusieurs kilomètres de piste de béton défoncée, qu’enserre la nature aride. À un moment, la piste se sépare en deux. Nous nous engageons sur l’une des voies. Après quelques dizaines de mètres, nous croisons un 4×4 noir dont le conducteur, barbe et lunettes de soleil vissées sur les yeux, nous dit dans un très bon anglais que la piste est submergée un peu plus loin. Contents de l’avoir rencontré, nous faisons demi-tour et prenons l’autre piste, qui nous mène sans encombres jusqu’à la plage. Nous cherchons à nous garer et choisissons un replat, juste à côté de la piste. C’est sablonneux mais le sol a l’air dur.
L’air seulement. Nous avançons juste un peu trop pour ne pas nous enfoncer, et une roue s’ensable. Sortant de nulle part, un camping car passe à côté de nous pile à ce moment-là. C’est peut-être le premier que nous croisons en Roumanie ! Le conducteur s’arrête, sort et cherche à nous aider. Avec Sylvain, ils creusent devant les roues pour placer les plaques de désensablement. Il nous conseille sur les manœuvres à effectuer, mais Transplaneur s’enfonce un peu plus encore. Nous demandant d’attendre, Dan – nous apprendrons son prénom plus tard – court demander à une entreprise de remorquage située à cent mètres, de faire le déplacement. Nous ne devons pas être les premiers… Son épouse Stella, vêtue d’un ensemble de laine rouge près du corps, sort elle aussi et nous dit quelques mots bienveillants. Nous restons, tous les quatre et elle, à regarder Transplaneur quelques instants.

C’est à ce moment-là que le barbu de la 4×4 croise à nouveau notre route. La situation est de plus en plus improbable. Nous voyant en peine, il s’arrête et sort sa pelle. Tout le monde se remet à creuser, sans plus d’effet. Les trois hommes décident alors de tenter de tracter Transplaneur avec le 4×4. Chacun sort une corde et ils les attachent toutes les trois aux anneaux de remorquage des deux véhicules. Dan se met au volant de notre camping-car, le conducteur barbu retourne dans sa voiture tandis que leurs compagnes et Sylvain s’asseyent, pour le lester, sur le plateau du 4×4, se courbant pour éviter les cordes qui viendraient à lâcher. Ils ont raison, car rapidement l’une des trois casse. Elodie y croit de moins en moins, à tort car la deuxième tentative est la bonne, et Transplaneur est remis sur la piste. Hourra !
Dan et Stella, quant à eux, arrivent à peine à Vadu avec leurs deux enfants et n’ont rien de prévu. Ils nous invitent à nous garer avec eux – en face de là où nous étions juste avant.
Trois minutes plus tard, les campings-cars se font face, les tables sont dépliées au milieu et chacun s’affaire à les remplir. Voilà comment débute le week-end avec Dan et Stella.

Nous passons la journée ensemble. Le soleil éclatant pourrait être chaud si le vent qui vient de la mer ne fraîchissait pas l’air. Alma et Enki ont vite fait connaissance et jouent avec Rareş, grand garçon de douze ans et sa petite sœur Daria. La manette du cerf-volant passe de main en main avant d’être accrochée à Transplaneur, tandis que nous prolongeons la discussion avec Stella et Dan après le repas. Tous deux sont policiers. C’est drôle, même eux ne portent pas le masque ni ne respectent la fameuse distance sociale. Ils racontent leur amour de la culture roumaine, leur voyage l’année précédente à travers le pays, et avec un brin de tristesse, leur désir de connaître d’autres régions du monde… Ils gagnent environ mille euros par mois ce qui est déjà beaucoup ici, mais reste peu pour aller voir ailleurs…
Soudain, le 4×4 noir reparaît pour la troisième fois de la journée. Tout sourire, ils viennent simplement récupérer leur pelle, et repartent aussi vite.
Dans l’après-midi, Dan met de la musique de sa région, la Moldavie roumaine. Avec Stella, ils se lancent dans une magnifique démonstration de danse traditionnelle. Instants de grâce sur des airs aussi entraînants que mélancoliques.

Un peu plus tard, nous partons tous pour une promenade au bord de l’eau. Nous nous étonnons de les voir laisser les tables et leur contenu tel quel, mais ils nous disent que dans leur pays les vols sont très rares et les gens partent tranquillement sans se soucier de tout mettre sous clé. Nous aimerions en dire autant…
Nous marchons sur les coquillages si abondants sur la plage, et à l’occasion en ramassons un plus joli que les autres. En montant sur la petite digue, nous surplombons la mer Noire dont les vagues turquoise viennent lécher les rochers sous le soleil de la fin de journée…

Au retour, les enfants sortent les cartes pokemon pour des parties endiablées tandis que nous goûtons palinka, zuica et autres alcools artisanaux. Nous préparons des crêpes pour tout le monde, mais le vent froid écourte la soirée et chacun regagne son camping car pour se mettre sous les couvertures.

Nous passons encore un long moment ensemble le lendemain matin. Rareş, Alma et Enki se mettent au foot-ball, tandis que Daria, qui n’a que six ans, essaie de suivre les grands. Dan et Stella ont prévu de se rendre dans des thermes avant de rentrer chez eux car ils travaillent demain, et nous sommes un moment tentés de les suivre. Finalement, nous décidons de passer d’abord par Constanţa, ville du bord de mer plus au Sud. Avant de partir, ils nous conseillent des lieux à visiter en Roumanie, nous écrivent les noms de musiciens qu’ils aiment. Dan accepte même de chanter tandis qu’on l’enregistre. Sa voix tremble, il est ému aux larmes, il se cache pour chanter, et c’est magnifique. Il nous tombe dans les bras en revenant. Nous partageons l’intensité du moment.

Les au-revoirs sont difficiles, tant ils ressemblent à des adieux. C’était simple et beau, cette rencontre pleine de générosité et de joie mêlée de tristesse. Vadu aura toujours les visages de Stella, Dan, Rareş et Daria.
Nous repartons sur la piste de béton juste derrière eux, et cela nous semble durer une éternité avant que nous nous séparions une deuxième fois, lorsqu’ils tournent à droite et nous à gauche. Nous continuons de suivre le rivage de la mer Noire jusqu’à Constanţa.

La ville est lumineuse. Dans ses rues un peu défoncées, Transplaneur est parfois à l’étroit et de nombreuses têtes se tournent sur son passage. Finalement garés, nous sortons profiter de la douceur printanière et de l’animation du centre ville. Les terrasses sont pleines, on ne se croirait pas dimanche. Nous descendons jusqu’à la mosquée. Loin des modestes édifices de bois Tatars du nord de la Pologne, son minaret s’élève dans le ciel de Constanţa, offrant un point de vue magnifique sur la ville. Premières traces Ottomanes que nous voyons en Europe. Le front de mer, sorte de riviera roumaine, est lui aussi bondé. Le contraste avec Vadu est saisissant, mais nous sommes heureux de nous mêler à la foule. Un ancien casino trône au milieu, il a l’air magnifique d’après ce que nous voyons sous les bâches de réfection. La balade se termine par un repas au soleil, à regarder la vie citadine.

Suivant les indications de Dan et Stella, nous roulons ensuite près de deux heures en direction de Hârşova, puis nous tournons à gauche où une route de terre arborée nous mène jusqu’aux rives du Danube. Fidèles à la description, les bains sont là, piscines de béton à même la terre. L’eau dégage cette odeur de soufre si caractéristique. Il y a quelques personnes, dont plusieurs viennent nous parler, curieux de savoir comment nous avons eu connaissance de cet endroit.
Après un moment passé dans le bain tiède près des voitures, nous sommes presque invités à venir dans la deuxième piscine, en contrebas. Quelques marches en-dessous, nous plongeons un à un dans un dans une eau délicieusement chaude. En face de nous, le Danube descend paresseusement vers la mer Noire, entouré de feuillages vert tendre. Le soleil du crépuscule nimbe les lieux de sa tendre lumière… C’est magique. L’atmosphère aussi est douce, nous nous sentons bienvenus. Chacun engage la conversation librement, et nous croisons même un ami de Dan et Stella, repartis plus tôt chez eux. À un moment, une tête passe au-dessus du bac, dit quelques mots. On nous explique : c’est un pêcheur qui vient proposer ses poissons frais. Sylvain lui en achète six pour les griller au barbecue. Nous partons après le coucher du soleil, alors que des personnes arrivent encore pour se baigner.

Le lendemain, dans un village sur la route vers Bucureşti, nous dépassons au pas des gens qui marchent lentement derrière une voiture. Coffre ouvert, elle transporte un cercueil au son d’une musique traditionnelle. Le prêtre est là aussi. C’est le premier enterrement auquel nous assistons en voyage. Nous sommes un peu de ce cortège. Aujourd’hui ont lieu les funérailles de Louis…