C’est à Wrocław que ça commence, dans le Sud-Ouest de la Pologne. Il est près de dix-sept heures. Pourquoi maintenant ? Nous avions prévu de partir tranquillement le dimanche, après les tests covid de la mi-journée.
Il y a ces sensations qui nous viennent de l’extérieur, l’accélération des derniers jours, de confinements locaux successifs en reconfinement national, aujourd’hui même. Elles résonnent avec les ressentis internes au voyage, les moments charnières, les réajustements, les intuitions. L’ouverture à la multitude de ce qui nous entoure, cette perméabilité si intimement liée à la route qu’elle en est l’essence même.

Maintenant. Nous sommes prêts à rejoindre le petit camping à la ferme du Nord de la Roumanie pour une nouvelle quarantaine. Les propriétaires, prévenus par Aurélia et Nicolas, sont d’accord pour nous accueillir. Nous n’avons qu’à franchir une chaîne de montagnes, trois frontières et mille kilomètres sur les routes d’Europe Centrale. On devrait y arriver demain soir.

Nous avons regardé les conditions de transit de la Slovaquie et de la Hongrie. Aucun des deux ne requiert de tests. La première nous donne vingt-quatre heures pour traverser le pays et la seconde, si l’on peut prouver que l’on remplit les exigences du pays d’accueil, nous laisse huit heures à emprunter les itinéraires autorisés par la police des frontières pour trouver la sortie. Si tout va bien, le troisième pays où nous entrerons sera la Roumanie. Mais nous voyageons dans un temps où des changements drastiques peuvent survenir du jour au lendemain, où l’on ne peut connaître la teneur ni la valeur de l’écart entre ce qui est écrit et ce qui se passe avant de l’avoir vécu. Dans un temps, où traverser des frontières au cœur même de l’Europe devient incertain, presque une aventure en soi. On est très loin de Schengen.

Autre chose. Les copains nous ont dit qu’à la frontière slovaquo-hongroise, ils étaient passés sur une balance pour peser les véhicules. Or Transplaneur est bien trop lourd pour sa petite catégorie B. Il ne faudrait pas qu’on soit arrêtés au milieu du trajet et mis en demeure de rebrousser chemin ou être immobilisés…
Pour l’heure, nous filons vers le Sud-Est de la Pologne afin de nous approcher le plus possible de la frontière slovaque. La nuit tombe peu à peu. Nous mangeons dans le camping car pendant que nous roulons, comme cela arrive quand nous avons du chemin à faire. Au bout d’un moment, nous rejoignons la route qui nous avait menés à Kraków, dépassons cette ville que nous avons aimé parcourir, à pied, à vélo. Il y a six jours, nous y arrivions pour la première fois. C’est loin, déjà.


Nous continuons vers les montagnes au sud. Il y a de moins en moins de monde sur les routes, exceptés les camions qui continuent de circuler, et nous. Avant qu’il ne soit vraiment tard, les enfants se mettent au lit dans leur couchette. Le roulis de Transplaneur les berce et ils sont vite endormis.
Avant de franchir la frontière demain matin, nous cherchons à envoyer les cartes postales déjà timbrées. Nous ne pouvons pas nous arrêter aux quelques bureaux de poste que nous dépassons, et les boîtes aux lettres rouges sont difficiles à repérer dans la nuit. De guerre lasse, nous demandons au GPS d’en trouver une pour nous, et nous retrouvons, au fond d’une petite cour au milieu d’une ruelle, à faire confiance à cette minuscule boîte un peu penchée sur son tube de métal.

Nous montons en altitude. La température change. Même si nous ne sommes plus dans les froids nordiques, le thermomètre frôle les moins dix. Nous ne pouvons que deviner les paysages autour de nous, car seule la route est éclairée par nos phares. Ça doit être beau. Nous songeons un instant à tous ces paysages que nous aurons traversés sans les voir, à tous ceux qu’il nous reste à découvrir.
Nous croisons la route qui monte vers Zakopane, station de ski prisée des polonais et des touristes étrangers. Une autre fois, peut-être. Encore quelques dizaines de bornes et nous touchons au but. Pour nous, l’eldorado de la nuit sera le parking derrière cette petite station essence, en contrebas de la route. Il est une heure du matin, Sylvain a conduit sans relâche. Le temps de préparer au maximum le départ demain matin, nous nous endormons. Il est une heure et demi.

La nuit est courte et l’on ne peut pas dire reposante non plus. Un camion vient se garer juste à côté de nous, un autre vient récupérer une cargaison vers cinq heures… nous sommes debout avant que le réveil sonne, à six heures et demi. Trente minutes et un café plus tard, nous sommes déjà sur la route. Les enfants restent encore un peu dans leur lit. Ils viennent s’installer sur leurs sièges juste avant la frontière.

Elle arrive vite. Elle est passée tout aussi rapidement. Les gardes frontières slovaques regardent nos passeports, nous demandent où nous allons. L’un d’eux dit à Sylvain d’allumer les feux de croisement. Et Have a nice day. C’est tout. Une de moins.

En nous éloignant de la Pologne, nous découvrons le magnifique massif montagneux qui sépare les deux pays. Depuis le plateau que nous traversons, nous côtoyons les sommets enneigés, la nature sommeillante que les rayons du soleil viennent réchauffer. Le ciel bleu rend l’air plus léger, la journée s’annonce belle. Nous sommes heureux de voir un tout petit bout de la Slovaquie, à défaut de nous y arrêter. Peu à peu nous descendons dans la vallée, et admirons encore longtemps les montagnes, de plus en plus loin, jusqu’à ce qu’elles soient tout à fait recouvertes par les collines où les champs ocres attendent leurs semences. Un peu après, nous repérons de jolies ruines juchées sur un petit mont. Nous en grimpons le flanc et, dépassant le village qui s’y accroche, nous arrêtons au pied de ce château du treizième siècle, en train d’être rénové.

Il est encore tôt et sous un soleil éclatant, nous prenons le temps d’un vrai petit-déjeuner dans ce lieu magique. Le terrain est boueux mais Sylvain prend juste ce qu’il faut d’élan et nous repartons tranquillement.

La route est agréable. Nous devrions arriver à la frontière slovaquo-hongroise dans pas trop longtemps. Mais le temps semble s’étirer et la frontière ne se rapproche pas tant que ça… Vers midi, nous vérifions sur polarsteps, l’itinéraire que waze nous fait prendre, et nous comprenons. Prenant le trajet le plus court, il nous fait passer par l’Ukraine. Éviter les passages de frontières n’existe pas dans les paramètres de l’appli, nous avions failli nous faire avoir une première fois dans l’Est de la Pologne, mais là, ça fait tout de même un sacré détour. En prenant la carte, nous voyons que nous sommes désormais plus proches d’un autre poste frontière que celui où nous devions passer. Pas un problème en soi, sauf que sur son site officiel, la Hongrie précise que toutes les frontières ne sont pas ouvertes et qu’entre la Slovaquie et elle, seuls quatre points de passage permettent le transit. Celui-là n’en fait évidemment pas partie, mais Aurélia et Nicolas pensent être passés par cette frontière. Comme souvent dans ces situations-là, Sylvain s’en remet à son optimisme, Elodie à la prudence. Nous décidons finalement d’aller à la frontière initialement prévue. Et Sylvain prend la route de l’autre. Ce n’est pas encore la saisons des mouches, mais on croirait en entendre voler dans la cabine.

Nous arrivons au fameux poste frontière, et pendant un instant, nous pensons qu’ils vont nous laisser passer sans même contrôler nos papiers. Mais l’un d’eux finit par nous arrêter, nous pose quelques questions, regarde les passeports. En nous les rendant, il nous dit en anglais : Vous savez qu’il y a cette situation avec le covid ? Et il ajoute : vous ne pouvez pas passer par ce poste frontière-ci, il faut aller à deux kilomètres d’ici. Bon. Nous faisons demi-tour, longeons la frontière sur une petite route non asphaltée jusqu’au lieu indiqué. Là, d’autres gardes nous disent que ce poste frontière n’est pas prévu pour les transits. Ah bon ?? Il faut que nous nous rendions… à l’un des quatre postes ouverts à cette fin.
Après cette très longue embardée, on repart. Les mouches se multiplient dans la cabine, mais elles partent assez vite finalement. Nous sommes encore à la mi-journée, et les routes par lesquelles nous passons nous font voir une autre facette de la Slovaquie, plus pauvre, plus dure. Le but, c’est le chemin.

Nous arrivons une heure et demi plus tard. Deux files, à droite, les camions, à gauche, … un camion devant nous ? Nous ne savons pas très bien où aller, mais une garde hongroise nous fait signe de nous arrêter. Elodie regarde toutes les surfaces du sol qui pourraient ressembler à une balance. Après quelques minutes, la garde frontière arrive, nous dit vaguement bonjour, prend les papiers, les rend et nous fait signe d’y aller d’un air las, sans même nous préciser l’itinéraire à suivre. C’est à peine si on lui a dit qu’on voulait aller en Roumanie. Nous sommes trop contents.

Cent mètres plus loin, nous cherchons à éviter l’autoroute mais le GPS nous emmène droit vers la frontière de nouveau. Nous sommes obligés de nous garer sur un rond-point heureusement désert pour sortir de cette mauvaise blague, en espérant ne pas trop nous faire repérer de la police hongroise. Nous finissons par trouver la bonne route et quelques minutes après, nouveau stationnement pour préparer à manger cette fois. Il est près de quinze heures.
Sylvain se remet courageusement derrière le volant après la pause. Nous entrons véritablement en Hongrie. La route vers la Roumanie se dessine dans une alternance de zones rurales et plus urbanisées. Les campagnes aux champs labourés s’étendent à perte de vue dans les paysages plutôt plats du Nord-Est du pays. Les villes que nous traversons, jalonnées de drapeaux aux couleurs nationales, nous paraissent somme toute assez mornes. En revanche, ici aussi, il y a du monde dans la rue. Cette région souffre de la comparaison avec la somptueuse Slovaquie de ce matin. Sa traversée ne nous aura pas permis de saisir quelque chose de la Hongrie si ce n’est les dizaines de passages à niveaux secouant Transplaneur sur cette petite portion de route.

Il est près de six heures du soir lorsque nous arrivons aux portes de la Roumanie. Sur le côté, l’inscription RÔMANIA en capitales métalliques bleues est en partie cachée par les arbustes du terre-plein, dont les branches retiennent des bribes de sacs plastiques déchirés. Devant nous, une file de voitures attendent dans le soleil couchant. Un beau chien se poste près des portières, attend, minaude presque. Nous venons de croiser notre premier chien errant. Il y en aura de nombreux autres.

La file avance doucement, et notre tour finit par arriver. Dans la guitoune la plus proche, un douanier hongrois regarde nos passeports. Plutôt détendu, il nous parle français, nous souhaite bon voyage. Le guichet suivant, c’est déjà la Roumanie. La garde frontière nous demande notre destination, les motifs de notre entrée sur le territoire. Nous lui répondons que nous rendons visite à des amis. Pas totalement faux. Elle secoue la tête. Visiblement, elle n’est pas très d’accord avec notre projet. Elle nous demande si nous sommes au courant de la pandémie, de la quatorzaine que cela implique entre autres restrictions. Aurélia et Nicolas nous avaient envoyé une photo de la carte du camping où figure son adresse, nous brandissons le téléphone comme nous ferions d’une patte blanche. Elle est encore moins convaincue : « il va y avoir d’autres personnes que vous dans ce camping ? » « Non » lui répondons-nous, une auréole sur la tête et des ailes dans le dos. « Nous avons contacté les propriétaires du camping qui nous ont assuré que nous pourrions faire la quatorzaine chez eux. » Elle soupire, prend les passeports. Sort du guichet, se rend dans un bureau plus loin où elle reste plusieurs minutes. Les spéculations vont bon train dans le camping car. Lorsqu’elle revient, sans les passeports, elle nous dit de nous garer plus loin, et d’aller voir avec la personne dans ces mêmes bureaux. Le suspense se prolonge.

Une fois Transplaneur stationné, Sylvain retourne vers le guichet et, emboîtant le pas de l’officier venu le chercher, disparaît avec lui derrière les vitres fumées du bâtiment. Là, Sylvain doit répondre aux mêmes questions, mais dans une atmosphère moins tendue. Au bout de cinq minutes, il revient au camping car : nous devons tous être là pour remplir les papiers de la quatorzaine.
Nous traversons donc ensemble les voies derrière les barrières douanières et pénétrons une pièce nue, avec un double bureau spartiate où le jeune officier remplit scrupuleusement les documents pour chacun. Y figurent état civil, lieu, durée et dates de la quatorzaine. Il note même l’heure de notre déclaration. Nous en profitons pour régler montres et portables : ici, il est une heure de plus. En tout, cela dure une trentaine de minutes. Et ce n’est pas encore fini. Passeports et documents repartent vers les gardes au guichet, où ils sont scannés et enregistrés. Faute de pouvoir réintégrer Transplaneur, Alma et Enki jouent dans les vapeurs automobiles à la lumière des néons qui se sont allumés.

Nous pouvons finalement partir, mais nous passons encore quelques minutes dans cette ambiance un peu glauque, espèce de no man’s land dont on ne saurait dire s’il tient plus du crapuleux ou du miséreux. On nous a parlé de la rovinieta, vignette nécessaire pour circuler sur les nationales et les autoroutes de Roumanie. Nous profitons du plein de gasole pour demander à la station essence mais contrairement aux usages ici, ce n’est pas là qu’il faut se renseigner. Ils nous indiquent une petite boutique de l’autre côté de la rue, où vaguent les chats. Nous y prenons les informations pour nous comme pour les copains qui nous attendent, mais mieux vaudra l’acheter au sortir de notre période d’isolement. Un crochet par un bureau de change pour troquer les couronnes suédoises que nous avons retrouvées en lei roumains, et nous voilà en route. Il est environ vingt heures. Deux heures avant le couvre-feu.
La ville qui jouxte la frontière semble presque déserte, hormis les chiens errants qui trottinent d’un côté à l’autre de la rue. Des voitures sont garées sur la voie de dégagement, quand d’autres foncent à vive allure. Nous n’avons pas de réseau internet pour donner la direction, le GPS de Transplaneur nous fait tourner en rond et les panneaux de signalisation n’indiquent d’abord pas de nom connu, aussi nous faisons quelques demi-tours au bas des immeubles noircis de pollution avant de suivre enfin le nom d’une ville et que waze revienne. Jusque là, nous n’avions pas eu vraiment besoin de carte routière, mais on se promet de chercher activement celle de la Roumanie.
La route est un peu cahoteuse et de nombreux tronçons en réfection conduisent à des interruptions brutales de revêtement. Les copains nous en ayant fait une description apocalyptique, et étant donné notre propre expérience, nous trouvons qu’elle n’est pas en si mauvais état. De village en village, les lumières des phares s’accrochent aux yeux des chiens qui nous regardent passer depuis la bordure. L’heure du couvre-feu passe…nous roulons toujours.

Cette fois-ci, les enfants restent assis à leur place. Vu l’heure, nous préférons éviter d’être arrêtés en cumulant transgression du couvre-feu et du port de la ceinture. Toutes lumières éteintes à l’arrière, ils écoutent en pyjama des podcasts et s’inventent leurs histoires, jusqu’à ce qu’ils finissent par s’endormir quelques minutes avant l’arrivée. Forcément.
Nous arrivons dans une petite ruelle mal éclairée, au milieu de maisons mitoyennes sans autre jardin que de petits espaces extérieurs où s’entasse du matériel agricole. À l’endroit exact où le GPS indique le camping, est garée une voiture de police. Mince, nous continuons un peu, en nous demandant si c’est un hasard. Nous sommes un peu étonnés tout de même car il semble difficile qu’il y ait un camping à la ferme dans ce lieu. Nous vérifions. Et en effet, nous sommes encore à plusieurs kilomètres du point d’arrivée. Après un demi-tour, nous repassons devant les policiers qui ne bronchent pas, et rejoignons pour de vrai cette fois, le petit camping de Nireş.
Lorsqu’Elodie l’a eu au téléphone après la frontière, Janos nous a dit de klaxonner une fois arrivés devant le portail, peu importe l’heure. Nous suivons ses directives, un peu mal à l’aise quand même car tout est silencieux alentour. Personne ne vient.

Nous décidons d’ouvrir nous-mêmes le portail et de stationner sur l’avancée de béton, car il n’y a nulle part où rester dans la rue étroite bordée d’une tranchée profonde. Alors que Sylvain a entamé la manœuvre, nous voyons un petit bonhomme d’une soixantaine d’années, très brun de peau, finir d’enfiler sa chemise tout en courant nous rejoindre. Janos arrive, tout sourire. Jamais il ne dira que nous l’avons réveillé. Il préfère arguer qu’il ne dort que très peu, quatre, cinq heures avant de retourner travailler. Nous débordons déjà de tendresse pour cet homme humble et facétieux. Dans un allemand très approximatif, il nous dit d’aller nous garer maintenant au fond du jardin, dont le sol est durci par le gel à cette heure-ci. Il nous montre rapidement les parties communes puis nous souhaite une bonne nuit. Les papiers, on verra demain.

Nous couchons les enfants dans leurs couchettes, nous glissons sous les draps. Il est presque minuit. Après avoir conduit vingt-quatre heures durant les trente dernières heures, nous sommes en Roumanie, nous sommes arrivés. Pour le reste, on verra demain.