Quelque part entre les blocs de béton gris que desservent les rues mal éclairées, et la nature encore endormie, peuplée d’animaux sauvages, nous nous laissons saisir par les premières impressions de la Pologne. Les voies rapides allemandes ont cédé la place aux routes plus étroites, pour finir par un chemin enneigé donnant sur un petit parking. À une vingtaine de mètres, nous entendons les vagues de la mer Baltique, repère fidèle depuis le début du voyage. Personne en vue, hormis une voiture de police qui tourne doucement à quelques mètres, gyrophares allumés mais sans sirène. La nuit est tranquille.

Au matin, le soleil est vif, sa lumière réchauffe presque l’atmosphère. Un renard à la longue queue rousse furète ça et là dans la neige, entre les arbres nus. De temps en temps, des chalands passent à côté de Transplaneur, s’arrêtent un instant pour l’observer avant de continuer leur route. Nous les suivons bientôt sur le chemin de la côte. Nous sommes lundi matin, et pourtant de nombreuses personnes se promènent. C’est si différent de notre expérience scandinave. Chose étrange, de ce côté de la Baltique le sable est pris dans la glace et forme des sortes de blocs sur la plage, dont la surface devient cahoteuse avec le froid. La mer même est en partie gelée, et des îlots de glace flottent et se balancent au gré des vagues. Les stalactites se serrent les uns aux autres, sur les côtés d’un ponton avançant dans la mer que survolent goélands et mouettes. Alma et Enki passent du temps à les contempler, qui se posent et se reposent sur une bande de sable à quelques mètres du rivage, se laissant bercer par le mouvement des vagues.

Nous sommes heureux d’être là. Après nos questionnements sur la direction à prendre, profiter d’instants simples nous ressource.
Premières courses, premiers goûts de la cuisine polonaise, un délice. Il y en aura beaucoup d’autres.
Nous partons pour rejoindre peu à peu Gdańsk, plus loin à l’Est. Au soir, nous nous arrêtons sur un grand parking désert, juste à côté d’un petit port. Nous sommes à peine stationnés que nous voyons à nouveau un renard non loin de nous. Il vient chercher son dîner dans la poubelle publique. Nous sommes suffisamment discrets pour l’observer jusqu’à ce qu’il n’ait plus faim. En raison du vent, le chauffage se met en sécurité alors que nous le baissons pour la nuit. Les températures sont encore négatives et le camping car se refroidit peu à peu. Nous tentons de réenclencher le système jusque tard dans la nuit mais le vent travaille contre nous et le truma ne se rallume pas. Nous ajoutons une couverture sur le lit des enfants et finissons par nous endormir. Ce n’est que vers cinq heures, en essayant une fois encore, que le chauffage reprend. La fin de la nuit est plus douce.

Sous la lumière blafarde du matin, nous sortons profiter des alentours. Si le lac est encore gelé, certains endroits laissent apparaître des bulles, des débuts de flaques là où les courants d’eau sont plus chauds. En marchant sur la glace, qui suit la silhouette des coques de bateaux amarrés, on se rend bien compte que son épaisseur commence à diminuer. Mais elle tient encore bon, et nous courons dessus, dans l’espoir de faire décoller le cerf-volant… mais le vent est parti avec la nuit.

Après un moment, une voiture de police arrive, fait le tour du parking et se gare près du camping car. Les agents qui en sortent marchent droit vers nous, semble-t-il. Un couple quitte rapidement la surface glacée et part. Les policiers se postent sur le quai, s’accoudent à la rambarde, regardent. L’air dégagé, nous rangeons le cerf-volant et nous dirigeons vers la cale de mise à l’eau en évitant de passer trop près d’eux. Du coin de l’oeil, nous observons leurs mouvements, attendant de savoir s’ils cherchent à se rapprocher de nous. Mais rien. Ils partent à notre suite, retrouvent leur véhicule et démarrent. Nous sommes soulagés. Sans être hors la loi, nous ne sommes pas tout à fait en règle. La Pologne n’exige ni test ni quarantaine si l’on y entre en véhicule privé, en revanche, les motifs de séjour sont strictement définis et le voyage d’agrément n’en fait évidemment pas partie. Après coup, on se dit que leur présence était peut-être liée à une interdiction de marcher sur la glace.

La route est encore longue jusqu’à Gdańsk. Les champs enneigés et les sombres forêts de tristes conifères alternent avec des villages mélangeant différents styles architecturaux de façon plus ou moins heureuse. Un peu partout, nous voyons des panneaux publicitaires pour différentes entreprises et banques françaises. Petite sensation de capitalisme sauvage… D’autres panneaux affichent des fœtus dans un cœur, ou bien remerciant leurs parents de les laisser grandir…

Le pays est déchiré par l’entrée en vigueur le 27 janvier dernier, des lois réduisant presque à néant le droit d’avorter. Pour rallier la population polonaise, presque entièrement contre ces lois archaïques, les lobbies ultra-réactionnaires, puissants soutiens du gouvernement polonais, placardent à tout va des messages culpabilisants aux relents de propagande. Néanmoins, les manifestations de contestation restent nombreuses, laissant un peu partout dans l’espace public des éclairs de toutes les couleurs, symboles de la lutte pour le droit à l’avortement.

Les premières nuits sont un peu sous tension, ne sachant pas à quoi nous attendre alors que nous stationnons sur des parkings plus ou moins fréquentés. Contrairement à ce que nous avons connu jusqu’à présent, Transplaneur est loin de passer inaperçu depuis que nous avons passé la frontière. C’est même un objet de curiosité, et il arrive que des personnes viennent l’observer de près, peu importe l’heure. Au beau milieu d’une nuit, des pas dans la neige et des voix s’approchent nettement de nous. Les parois ne protègent pas vraiment des bruits et nous les entendons tout proches. Cela ne rassure pas du tout Elodie, et il faudra toute la tranquillité de Sylvain pour lui faire envisager que ce ne sont, sûrement, que des passants attirés par la nouveauté. Il est vrai qu’on ne croise plus de camping cars depuis notre arrivée en Pologne. De fait, après quelques minutes les bruits s’estompent et nous nous rendormons rassérénés.

C’est enfin l’arrivée à Gdańsk, première étape dans notre envie de découvrir le pays. La ville est traversée par la rivière Motlawa, et nous nous installons sur ses rives, à la marina, depuis laquelle nous pouvons rejoindre le centre à pied. Le personnel qui nous y accueille est adorable et les prix sont dérisoires. Le jour décline déjà, et nous nous dépêchons de sortir pour ressentir les pulsations de la ville. Ici aussi, nous sommes étonnés du monde qui se promène, mange ou boit dans les rues – les restaurants ne peuvent recevoir du public mais servent à emporter. Ne serait-ce les masques, souvent sous le nez quand ce ne sont pas des écharpes qui couvrent la bouche, on se croirait dans une scène de vie hors-covid. Nous longeons les rives du canal jusqu’à une ancienne grue de bois surplombant les quais. Datant du 13ième siècle, elle servait à charger les marchandises sur les bateaux. Comme de nombreux autres bâtiments, elle a été endommagée durant la deuxième guerre mondiale et a été reconstruite par la suite.

Nous restons plusieurs jours à Gdańsk, marchant avec plaisir entre ses immeubles aux belles façades colorées ornées de pignons ouvragés, découvrant toujours de nouvelles rues pavées. Il fait encore froid mais la beauté des lieux et la vie de la cité nous ravissent. Les lieux de culte semblent omniprésents, et beaucoup d’églises gothiques sont entièrement construites de brique rouge. L’une d’entre elles, la basilique Sainte-Marie, abrite une horloge astronomique, qui indique en plus de l’heure, la date, la phase dans laquelle se trouve la lune, et même les saints. Nous la découvrons par hasard, et avons la chance de voir Adam et Eve en automates sonner les cloches sur une jolie mélodie, alors que nous l’admirons.

Gdańsk abrite un musée sur la seconde guerre mondiale, depuis ses racines dans l’histoire européenne et au-delà, jusqu’à ses conséquences et le régime communiste qui lui a succédé en Pologne. Nous nous y rendons un jour de neige. Il est grand, très documenté, et retrace les événements avec clarté sans céder à la simplification. Avec notre audio-guide, nous nous laissons happer par cette histoire sombre et les désastres auxquels la folie des hommes a conduit, en Pologne entre autres. Les enfants esquivent quelques salles, mais au final, nous y passons près de cinq heures ! Chacun ressort en ayant beaucoup appris.

Un autre jour, nous nous rendons au musée de Solidarność, mouvement social né des grèves aux chantiers navals de Gdańsk. Malheureusement, les jours d’ouverture, actuellement très restreints, ne correspondent pas à nos possibilités. Nous restons un moment devant le monument érigé à la mémoire de cette lutte. Juste derrière, le mur des anciens chantiers disparaît sous les plaques et messages accrochés, pour rappeler là, une personne, ici, une pensée, ou un hommage. Nous prenons le temps de parcourir sans forcément les comprendre, ces témoignages de l’attachement à ce mouvement et aux espoirs qu’il a suscité.

On nous avait parlé de Gdynia et de Sopot comme des visites incontournables. Proches de Gdańsk, les trois villes constituent la riviera polonaise. Si Gdynia ne nous séduit pas, nous décidons de nous rendre à Sopot le dimanche. Un petit train intercité nous y amène, et nous découvrons une jolie ville, assez ordinaire excepté une maison incroyable, directement sortie d’Alice au pays des merveilles. Parmi les rangées de bâtisses sages, elle arbore de fantasques courbes, détonnant dans ce décor policé.

La rue est bondée. Familles et amis se retrouvent là, pour partager un moment et éventuellement de quoi manger. La rue commerçante aux nombreuses échoppes débouche sur une esplanade, qui donne sur une plage où nagent de nombreux cygnes. Les tons pastels du ciel, des vagues et du sable se mêlent en une douce harmonie. De là part une immense jetée, longue de plus de cinq cents mètres, avec un drôle d’angle dans la mer à son extrémité. Tout à l’oisiveté de ce dimanche après-midi, le nez en l’air, nous allons y flâner parmi une foule de badauds.

Gdańsk est connue comme la capitale de l’ambre, encore récoltée dans la Baltique aujourd’hui. De nombreux magasins vendent des bijoux de différents styles. Nos dernières balades dans ses rues pleines de charme sont l’occasion pour Alma de s’offrir de jolies boucles d’oreille en forme de cerises.

De Gdańsk, nous partons pour Malbork. Son château-couvent, édifice gothique en briques rouges et vestige du temps des croisades, a été construit par les chevaliers de l’Ordre Teutonique au treizième siècle. En guerre contre les prusses païens, les lithuaniens et le Royaume chrétien de Pologne, ces moines militaires étaient si puissants qu’ils avaient fondé un État dont Malbork a été un temps la capitale. Pratiquement seuls, nous arpentons le dédale de la forteresse, les ponts-levis et les cours, la chapelle en partie conservée malgré les dégâts causés par la seconde guerre mondiale, la tour des latrines et leur évacuation directe dans les douves, jusqu’aux allées menant à la roseraie qui sommeille encore.

Après cette étape, nous faisons cap vers l’extrême Est du pays, en direction de Białowieźa. Derrière ce village se trouve l’une des dernières forêts primaires d’Europe, s’étendant sur des terres polonaises et biélorusses. Patrimoine mondial de l’UNESCO, elle est si protégée qu’on ne peut y pénétrer qu’en présence d’un guide assermenté. C’est ainsi que nous faisons la connaissance de João, portugais francophone qui nous accompagne au cœur de cette forêt plurimillénaire, que l’action de l’homme n’a pas modifiée et qui à certains endroits, peut avoir jusqu’à neuf mètres d’humus. Durant quatre heures, il nous fait voyager dans ce microcosme, découvrir et toucher du doigt la complexité et la subtilité des interactions entre tous les êtres vivants qui le peuplent, avec humour et poésie. Malgré l’apparence assez anodine du paysage à première vue, la forêt exerce une sorte d’attraction presque surnaturelle. D’ailleurs, selon notre super guide, la moitié des trois mille habitants du village est constituée de chercheurs dont le sujet d’étude est en lien avec elle. Nous suivons les traces que laissent derrière eux les pics, les loups, les sangliers, les biches, dans ce lieu où vivent aussi des lynx et même, les derniers bisons sauvages d’Europe.

Il se dégage de cette forêt une sérénité profonde et, aussi étrange que cela paraisse, solennelle. Tout cela a quelque chose de très émouvant. Nous ne sommes pas tout à fait les mêmes au sortir de la forêt de Białowieźa.

Sur le chemin du retour, nous passons près de la résidence d’été des tsars russes, dont l’empire s’étendait jusque là. João raconte que le dernier tsar aurait passé ici ses ultimes moments de liberté. Son fils hémophile ayant eu un accident dans le lac, tout près, lui et sa famille seraient partis précipitamment pour Saint-Petersbourg. Mais la révolution avait déjà commencé, et ils ont été faits prisonniers. La suite appartient à l’Histoire.

Nous n’avons pas envie de repartir si vite. Alors, nous prenons le temps, et naviguons dans les rues aux maisons traditionnelles de bois, pour prendre de l’eau à un robinet public. Plus tard, nous dégustons des plats raffinés et magnifiquement présentés issus d’un petit restaurant que nous n’aurions sans doute même pas remarqué en passant devant, sans les conseils avisés de João. Nous nous rendons à la réserve naturelle de Białowieźa, où nous découvrons, un peu tristement, les animaux endémiques de la région, certes en semi-liberté mais tout de même derrière les grillages, comme ce lynx à trois pattes, prisonnier de ce corps empêché.

Un jour, nous nous éloignons de plusieurs heures vers le Nord, dans une petite région où des Tatars se sont installés il y a des siècles. Musulmans, ils ont érigé des mosquées de bois, visibles encore aujourd’hui. Nous nous rendons à Krusziniany, dans l’une d’entre elles, fraîchement repeinte de vert. Djamil, grand, la peau mate et les traits caractéristiques d’Asie centrale, nous fait visiter cette toute petite mosquée dont il a la charge. Avec une passion presque enfantine, il nous explique l’arrivée des Tatars et leur évolution au contact des différents courants culturels et religieux de Pologne. Nous terminons la visite par le cimetière musulman, dont certaines tombes, simples pierres gravées à même le sol, ont plus de trois cent cinquante ans.

Ayant choisi d’éviter les grands axes pour faire le trajet, nous empruntons des routes dont le bitume est craquelé dans une suite ininterrompue de trous et de bosses qui finissent par endommager la connectique du marche-pied. Un peu plus loin, un raccourci nous mène sur une piste étroite et magnifique à travers la forêt, où filtre la lumière du soleil. Nous pensons revenir à temps pour visiter l’église Saint-Nicolas de Białowieźa, ouverte seulement quelques dizaines de minutes par jour. Sans le savoir, nous arrivons en plein office. De crainte de déranger à nouveau, l’église étant petite, nous n’osons pas partir et attendons la fin de la messe, le dos presque collé à la porte, pensant pouvoir visiter le lieu après. Les chants liturgiques sont très beaux. La dévotion des fidèles est impressionnante, tous se signent constamment, certains se prosternent jusqu’au sol. Le cérémonial, très ritualisé, est complexe et austère, ce qui tranche avec la beauté et le faste des ornements. En particulier, l’iconostase de porcelaine blanche et bleue, derrière les portes de laquelle le prêtre disparaît par moments, vient de Chine. Il n’y a que trois églises en Europe à receler un tel trésor. Sitôt la cérémonie terminée, les lumières s’éteignent, tout le monde part et nous avec. En fermant les portes, le diacre nous informe que nous pouvons revenir le lendemain matin, entre huit heures et huit heures trente. Soit. Nous allons dormir sur un petit parking en pleine forêt – dans la partie non protégée – et nous réveillons à l’aube dans l’espoir, un peu trop optimiste, d’observer des bisons ou des loups. Bredouilles, mais ponctuels, nous retournons à l’église et cette fois, nous pouvons la visiter pendant que l’office de dix heures se prépare déjà.

Nous quittons finalement Białowieźa pour rejoindre Warsawa. Depuis Gdańsk, nous avions contacté via le réseau Servas, une famille polonaise prête à nous accueillir. Nous faisons plusieurs étapes, ici le côté d’une église, là un camping désaffecté où, à quelques mètres de Transplaneur, un jeune cerf prend son petit-déjeuner en même temps que nous. La campagne polonaise semble sortir à petits pas de l’hiver. La neige qui recouvrait les champs dans l’Est, cède peu à peu la place à de larges étendues d’eau que les terres absorberont bientôt. Le gris des horizons se mêle au bleu du ciel et au vert de quelques végétaux. De loin en loin, un village ou une ville.

Les traces de la deuxième guerre mondiale, partout. Les tombes de résistants polonais assassinés par les Einsatzgruppen, groupes d’intervention nazis, en forêt de Białowieźa. Dans ce même village, le parterre de l’église Saint-Nicolas, où a été fusillée toute la population juive, soit les deux tiers des habitants. Białystok, où plusieurs milliers de personnes furent enfermées dans la synagogue avant d’y mettre le feu, où ont eu lieu des vagues successives d’assassinats de milliers de juifs, où un ghetto dans lequel devaient survivre quarante mille personnes fut créé par les nazis, avant qu’ils ne déportent et exécutent peu à peu toute sa population. Sur les cinquante à soixante mille personnes juives vivant à Białystok avant la guerre, deux cent soixante ont survécu.

Il semble que chaque village raconte l’histoire terrible, intolérable, presque impensable, de ce qui s’est passé. À traverser ces lieux si lourds de drames, l’horreur de cette guerre nous saisit dans notre chair, nous glace le sang. La connaissance historique de la seconde guerre mondiale n’a rien à voir avec le fait de fouler ces terres, de voir une peinture murale représentant une exécution sommaire au détour d’une route en pleine campagne ou le métal distordu, érigé en mémorial, restant de la synagogue incendiée de Białystok. Partout la guerre et la persécution des juifs creuse son empreinte d’horreur, laissant les béances traumatiques à nu.

Après plusieurs jours, nous atteignons Warsawa. Dernier arrêt chez le garagiste pour vérifier les freins dont le voyant s’allume en continu depuis les routes cabossées de l’Est, et puis c’est l’arrivée chez nos hôtes. Tout sourire, une jeune femme magnifique et les ongles peints de rouge vif, la main de sa fillette de quatre ans dans la sienne, nous invite de façon précise et efficace, à nous garer devant chez elle. Nous sommes chez Zofia.