Reprendre le fil du voyage.

Au fil de l’eau qui relie la Norvège au Danemark, nous rabibochons nos rêves en bribes avec une réalité estampillée covid. Entre anticipation et dernier moment, nous jonglons sur le fil fragile de l’adaptation, pour tenter de tirer notre épingle du jeu des fluctuantes réglementations nationales.

Après une traversée un peu vide, de mots, de sens, nous arrivons au Danemark en début de soirée. D’après notre interlocutrice de la police danoise au téléphone quelques jours plus tôt, les tests et la preuve d’un motif solide de transit par le pays, en l’occurence, le retour au domicile et notre adresse en France, devraient suffire à nous laisser entrer.
Nous débarquons, tous les documents nécessaires en main. Le douanier jovial qui nous arrête, nous demande si nous avons les tests. Nous acquiesçons et commençons à déplier les papiers pour lui montrer, mais ayant eu sa réponse, il nous interrompt en ajoutant, débonnaire : « have a nice trip then ! », invitant déjà le véhicule suivant à s’avancer. Lui aussi a dû se mettre à la page.

Être accueilli, contre toute attente.

Enfin un passage de frontière facile. Il est tard, il pleut, nous décidons de nous éloigner de la côte pour trouver un endroit où dormir tranquillement. Les journées à venir s’annoncent longues pour rejoindre la Pologne. A moins qu’on ne change encore d’avis ?

Nous continuons de chercher des renseignements sur différents pays, nous laissant une marge de manœuvre. Il reste un ou deux jours pour se décider. Notre amie Marianne une fois de plus nous vient en aide, trouve les dernières infos sur la situation en Allemagne, confirmant encore une fois que les restrictions rendent actuellement tout séjour touristique impossible. Elle nous met en relation avec Marta, la compagne de l’un de ses amis, Ronny, qui se trouve être norvégien. Marta est polonaise. Tous deux habitent Berlin, mais lorsque nous arrivons à la joindre, elle nous informe qu’ils viennent d’arriver en Pologne justement. Elle nous dit que tout est ouvert, musées, cinémas, théâtres, restaurants… qu’on est libre de circuler avec le masque. Ils n’ont pas été contrôlés à la frontière, ce qui est aussi important pour nous, car les textes officiels n’admettent que des raisons professionnelles, familiales ou de transit pour autoriser la venue dans le pays. Au terme de notre conversation, nous sommes convaincus. To będzie Polska.

Aller jusqu’où finit la terre.

Bien qu’en transit, nous pouvons choisir les routes que nous empruntons. La côte de la mer du Nord nous attire. Sur la carte, la terre à certains endroits s’étire en une bande effilée, entourée d’eau. Nous avons envie d’aller voir.
Toute la matinée, nous roulons au milieu d’une plaine qui semble ne pas avoir de fin. Contraste saisissant avec la Norvège, toute en reliefs, en rebondissements. Ici, tout semblerait presque prévisible. Et pourtant…

Les champs se succèdent les uns aux autres, de grandes fermes brunes ou blanches se tenant à leur bord. La terre est encore souvent gelée mais le blanc disparaît parfois dans les sillons. Le soleil adoucit la température de l’air, et pour la première fois depuis longtemps, nous sentons certaines odeurs nous parvenir de la campagne. Nous retrouvons avec elles, cette part de nous, autre prisme pour découvrir le monde, mis en hibernation sans vraiment s’en être aperçus.

La mer approche. Les terres éclaircissent, les fermes s’espacent. De part et d’autre de la route, des marais en partie gelés abritent dans leurs roseaux, des fous de bassan, des bécasses, des canards. Depuis le ciel d’un bleu cristallin, la lumière du soleil inonde la terre sablonneuse. Nous nous arrêtons un instant pour profiter de la beauté surprenante des lieux. Sur la glace, qui recouvre une étendue de sable, nous jouons à chat en glissant comme si nous avions des patins.

De retour à Transplaneur, Enki remarque une flaque sous le camping car. Sylvain vérifie : le tuyau du réservoir additionnel d’eau fuit, et l’eau tombe sur les batteries alimentant la cellule. Nous remplissons tous les contenants possibles avec l’eau restante du réservoir, et vidons le reste à même la chaussée. Nous séchons les batteries et regardons plus loin dans la soute. Une couche de glace d’un à deux cm tapisse le fond des réserves de vivres et quelques ustensiles sont pris dedans. Rien qui craigne trop. Avec le recul, Elodie se souvient avoir pris la photo d’une stalactite, se tenant incongrue sous Transplaneur à cet endroit-là, il y a quelques jours, en Norvège. Hum ! Les températures si froides de l’eau et de l’air dans les pays nordiques, auront eu raison de la solidité du tuyau.

Nous repartons et continuons, vers toujours plus de bleu, vers toujours plus de sable. Le lieu est désertique, nous avons l’impression de pénétrer dans des terres sauvages, n’était-ce cette bande d’asphalte. Les petites dunes qui se forment à présent sur les côtés, se transforment vite en plages à la parallèle de la route. Des vols d’oies sauvages traversent le ciel, frôlant presque le camping car. Nous regardons les oiseaux, qui sont chez eux. C’est simple. C’est beau.

Brutalement, la route s’arrête. Une coupure nette la sépare de la mer. Nous imaginons qu’un ferry permet sans doute le passage, mais rien ne vient.
Nous décidons de rebrousser chemin. Derrière nous, la voiture de police qui nous suit depuis un certain temps vient de partir aussi. Nous profitons de la sérénité immense qui se dégage de ces lieux sur la route du retour.

Alma et Sylvain les aperçoivent les premiers. Juste après le panneau de signalisation. De frêles silhouettes, couleur sable, bougent et se déplacent derrière les herbes hautes. Des biches vivent ici. Nous stoppons Transplaneur, et observons tout mouvement, mais elles se sont abritées. Curieuses, elles finissent par ressortir la tête, nous regardent autant que nous les regardons. Finissent par décider que nous ne sommes pas dangereux, et prudemment, repartent paître. Le bruit de la fenêtre qui descend les fait de nouveau se cacher et, préférant ne pas les effrayer, nous repartons, tout à notre ravissement.

Oeuvre collective

De retour dans une ville, nous tentons un magasin de bricolage à la recherche d’une solution pour le tuyau percé. Depuis son petit banc à l’entrée, le vendeur nous explique qu’ils ne font que délivrer aux clients ce que ceux-ci ont acheté en ligne car l’accès aux rayons est interdit.
En essayant de prendre des mesures sur le parking, un homme d’un certain âge nous interpelle. Il tente de regarder avec nous ce qui dysfonctionne, recherche sur le site internet du magasin, va fouiller dans son 4×4 puis, n’ayant pas trouvé, nous conseille de nous rendre dans le Biltema de la ville d’après. En Scandinavie, c’est LE magasin de pièces pour véhicules.
Par précaution, nous tentons d’appeler avant d’arriver. L’interlocuteur nous indique qu’il n’y a pas de succursale dans la ville où nous nous rendons, et nous met en relation avec un vendeur du lieu le plus proche. Celui-ci prend le temps de comprendre ce que nous cherchons, nous propose des articles que nous vérifions en direct sur leur site. Comme rien ne correspond, il passe encore un peu de temps pour nous orienter vers le magasin de camping-car le plus près d’où nous sommes.
Nous téléphonons aussitôt. Il est presque 16h. Le concessionnaire est sur le point de fermer mais il propose spontanément de nous attendre, alors que nous sommes minimum à 10 minutes de là.

Après un détour imprévu de plusieurs minutes encore, c’est toujours dans ces moments-là que ça arrive bien-sûr, nous arrivons enfin. Il regarde le tuyau percé, nous dit qu’il n’a rien pour le remplacer mais peut sans doute le réparer. Il va fouiller dans son magasin un bon moment, revient boucher le trou avec un silicone spécial sans rien nous faire payer. Nous repartons, légers et reconnaissants. Le surlendemain, nous nous apercevrons que la fuite n’est pas réparée, mais qu’importe.

Sous l’immensité

Le crépuscule n’est plus qu’à quelques dizaines de minutes maintenant. Nos pérégrinations nous ont entraînés dans les terres, mais nous changeons de cap et retournons vers la mer. Nous essayons de rattraper le soleil qui descend inexorablement vers la ligne d’horizon, que nous imaginons derrière les douces collines boisées. Traçant une ligne franche à travers les conifères, la route nous mène droit vers l’immense sphère rougeoyante. Nous arrivons aux dunes un peu après son coucher, quand sa lumière, encore si intense, irise le ciel. Les traces que laissent les vagues sur le sable reflètent ces couleurs chaudes et enivrantes. Longtemps, les enfants jouent sur la plage, créant des volutes avec leurs rubans, courant, se racontant des histoires. Les dernières personnes sont parties avec le soleil. Ne restent que nous, au bord du monde. Instants rares et sublimes.

Au retour, Alma et Enki s’arrêtent à une aire de jeu juste à côté de Transplaneur La nuit n’est pas encore noire, et ils continuent de jouer à la lueur du lampadaire, ne sentant pas le froid ni la fatigue.
C’est vrai qu’ils sont encore habillés à la mode nordique, pantalons de ski, bonnets, moufles, écharpes.

Ils retournent au parc dès le petit matin, avant de repartir avec nous, bien plus tard, sur la plage baignée de lumière. Ils jouent avec les vagues à chat perché, se hissant sur les rochers blanchis par la glace qui les enveloppe. De loin en loin, les blockhaus, rongés de sel et de rouille, blessent les lignes du sable. Nous essayons de nous souvenir des positions danoises lors de la deuxième guerre mondiale. Même ces vestiges des tourments humains n’entame pas la sérénité des lieux.
Nous resterions bien là toute la journée. Nous partons en fin de matinée.

Raté

Au long de notre plongée dans les pays nordiques, nous avons manqué la rencontre avec les vikings. Tous les musées thématiques et sites historiques que nous avons croisés étaient fermés, en raison du covid ou de l’hiver. Au Danemark, comme en Norvège et en Suède, c’est encore la même histoire. Le seul lieu où nous aurions pu nous rendre, car il est en accès libre, est un cimetière viking. Nous nous en apercevons trop tard : il est tout au Nord du pays, près de là où nous sommes arrivés. Retourner sur nos pas pour nous y rendre serait difficilement justifiable dans le cadre d’un transit. Un peu par dépit, et sans doute un vague reste d’espoir, nous nous rendons à un village viking reconstitué, situé lui, plus au sud. Il est a priori fermé, mais nous pensons toujours pouvoir l’admirer depuis l’extérieur. Après un déjeuner sur le parking désert, on se contente de la vision, depuis le portail clos, de ses toits de paille et ses jeux de force. Notre frustration est d’autant plus piquante que nous sommes sur la terre de leurs origines. Ça n’aura pas été pour nous.

Partir, arriver.

Nous rejoignons l’autoroute juste avant d’atteindre la frontière. A nos yeux, son passage signifie la fin de notre histoire en Scandinavie. Nous lui disons au revoir en même temps que nous la remercions de nous avoir touché et émerveillé jusqu’au bout.

Une fois en Allemagne, sans avoir croisé de douanier, nous commençons par trouver de quoi remplir les réservoirs de diesel et de GPL, bien moins chers. Nous dormons sur un parking enneigé, près de l’université d’une petite ville encore proche.

Dimanche, nous entreprenons de traverser l’Allemagne d’ouest en est, pour arriver en Pologne à la nuit. Les sites officiels polonais indiquent les réglementations spécifiques au covid valables jusqu’au 14 février. Aujourd’hui. Ne sachant pas de quelle manière ces règles vont évoluer à partir du 15, nous préférons entrer dans le pays sans attendre. Du matin jusqu’au soir, nous traversons des forêts et les étendues blanches qui les bordent. Sous le soleil d’hiver, les biches viennent brouter ce qui leur reste comestible sous la neige, ou boire aux nombreux points d’eau disposés un peu partout. Nous en croisons toute la journée. A deux ou trois, ou bien en troupeau, debout ou allongées, elles semblent ne pas se formaliser de la quatre voies où se ruent les voitures. Ça nous paraît incroyable d’en voir autant en une seule journée. Nous apercevons même des sangliers en bordure des bois.

Nous passons au-dessus de Berlin, qui reste indiqué longtemps sur les panneaux de signalisation. Nous devions y aller, rejoindre Marianne et sa famille, avoir enfin du temps pour nous rencontrer, nous retrouver. Nous avons le cœur serré de passer à côté de tout ça, à cause d’un minuscule virus.

Des champs d’éoliennes jettent sur la route leurs immenses ombres, jusqu’à ce qu’elles fondent dans l’obscurité. C’est la fin du jour. La brume se lève dans les plaines, formant des halos aux pieds des géantes. Nous roulons toujours. A la nuit tombée, nous franchissons enfin la frontière polonaise. Personne. Il nous faut un temps supplémentaire pour être sûrs que nous ne serons pas contrôlés. Puis, nous soufflons.

Les lieux répertoriés pour passer la nuit ne sont pas nombreux dans cette région. Nous choisissons de pousser encore une bonne heure pour arriver jusqu’à la côte Baltique. Après cette longue traversée, nous finissons par nous frayer un chemin, au milieu des immeubles rectangulaires de béton mal éclairés par les lampadaires. Nous posons Transplaneur sur un minuscule parking tout blanc, d’où nous entendons le ressac.

Nous sommes en Pologne. Une nouvelle aventure commence.