Ce matin-là, nous nous levons, tout à la joie de prolonger le voyage en Norvège. L’idée est maintenant de continuer au sud jusqu’à Trondheim avant de bifurquer à l’est vers la frontière suédoise. La ville portuaire est à 900 km. Ici, cela fait quelques heures… Sur les routes que nous empruntons, les limites de vitesse, assez fluctuantes, sont au maximum de 80 km/h, mais la glace et la neige sont de puissants ralentisseurs. Surtout, nous ne sommes pressés par rien d’autre que de découvrir encore et encore les paysages norvégiens.
Nous roulons un bon moment, au rythme de l’école des enfants. La journée est belle, le ciel est bleu. Sur la mer de Norvège que nous longeons, les reliefs rocailleux se découpent sur l’horizon clair. Au passage d’un pont, nous devinons le soleil juste en-deçà des vallons, au bout du fjord. Un peu plus loin, pour la première fois depuis des semaines, nous apercevons soudain la lumière du soleil qui réchauffe une cime enneigée.

Durant les nuits polaires, la présence du soleil n’a été qu’indirecte, nous parvenant seulement par les reflets, sur les nuages, de ses lumières venues de sous la ligne d’horizon. Et par les aurores boréales… Nous savons que nous sommes dans la période où il refait surface. Sur les applis de météo, nous voyons de nouveau des horaires de lever et de coucher du soleil – ce qui n’existait plus – dont l’amplitude passe en trois jours, de quelques minutes à plus d’une heure et demi. Mais, étant partis au Nord, nous avons retardé l’échéance. Jusqu’à maintenant.

Nous regardons, le nez collé à la vitre, cette curiosité qui nous rappelle des souvenirs déjà lointains. C’est étrange… ce qui devrait constituer la normalité nous semble si bizarre. Ça ne cadre pas. Ce soleil, qui d’ordinaire nous réjouit, nous fascine autant qu’il nous attriste. C’est déjà la fin d’un monde pour nous… De cette plongée dans les jours de nuit.

Nous nous installons sur une petite plage gelée à l’abri de quelques arbres. Il est 15h30, le ciel est noir. Nous sommes encore dans le cercle polaire à la mi-janvier. Ce soir, les aurores sont là. Nous sortons à plusieurs reprises, mais celles que nous observons sont lointaines, peu intenses. Nous prenons quelques photos, mais la fatigue nous gagne et nous ne restons pas éveillés dans l’espoir d’en voir de plus vives. Nous ne le savons pas, mais ce sont nos dernières aurores boréales.

A la lumière matinale, les lieux nous apparaissent dans toute leur beauté. Occupant toute la rive, les rochers plats s’inclinent en une pente douce qui disparaît sous les vaguelettes de la mer. Dans les endroits où la roche est plus creuse, l’eau emprisonnée forme une glace épaisse mais encore un peu molle, comme un revêtement de parc pour enfants. Nous jouons à marcher dessus sans la briser. Ailleurs, des ruisseaux entièrement gelés se rejoignent en des toboggans improvisés. Entourant des rochers glissants, les végétaux, comme saisis par le froid, craquent sous nos pas. Jusqu’à plus soif, nous explorons, parfois à nos risques et périls, ces paysages lunaires, épurés et sublimes…

Puis c’est la route, encore, jusqu’à un camping désert, niché sur une langue de terre au bout d’un grand fjord, à Fauske. Première fois que les douches sont minutées, 10 couronnes les 5 minutes. L’endroit est froid et vide, exposé au vent, mais de toute façon, Transplaneur a besoin d’électricité pour recharger les batteries.

Le soir, en regardant si la météo de Suède s’améliore, nous jetons un œil distrait aux prévisions locales. Le hasard fait bien les choses. Le bandeau tout en haut de la page indique l’arrivée de la tempête « Frank ». Les vents devraient forcir jusqu’à atteindre des indices en mètre/seconde dont nous voyons les chiffres exploser dans le milieu de journée du lendemain. Nous ne les convertissons pas tout de suite pour avoir une idée de la vitesse des vents, mais la nuit est placée en alerte jaune, et l’alerte rouge devrait être déclenchée demain midi.
Les cerveaux s’échauffent. Nous ne pouvons rester ici, où Transplaneur bouge déjà sous les bourrasques, dont l’intensité est moitié moindre que celle prévue demain. Nous ne pouvons partir sur le champ, car l’électricité nous est nécessaire. Et il nous faut remettre de l’eau et du GPL, tout aussi indispensables, or la station de gaz n’ouvre que demain matin. Nous ne pourrons pas aller loin, car le temps est compté avant que rouler ne devienne dangereux. Après avoir identifié le sens de la tempête, venue du sud, nous décidons de dormir sur place et de partir dès que possible.
La nuit est courte, le matin commence tôt et sur les chapeaux de roues. Ça souffle déjà plus fort. Nous repoussons en nous affairant, l’idée de rester bloqués ici, sous les vents déchaînés. Nous essayons de gagner du temps sur tout pour partir au plus vite, mais il y a beaucoup à faire et nous quittons Fauske en milieu de matinée seulement.

La route est d’abord rassurante. Le vent mollit alors que nous longeons le fjord, au bas d’une montagne. Mais dès qu’elle ne nous abrite plus, les rafales reprennent de plus belle. Malgré la conduite prudente de Sylvain, le camping car fait quelques écarts sur la route gelée. Rien de très grave. Et puis, d’autres véhicules roulent aussi. Elodie épluche la météo des villages le long de l’axe que nous empruntons, pour identifier un lieu où se réfugier avant la tempête. Plus bas, une vallée éloignée des fjords semble moins exposée, à en croire les prévisions. Nous y serons dans une heure et demi.

La route passe et nous arrivons sans encombre près des endroits repérés. Tant et si bien que Sylvain se dit qu’à être sur la route, autant s’éloigner le plus possible. Il voit d’ailleurs un poids lourd continuer dans cette direction. Elodie est moyennement d’accord. Les prévisions des villages plus au sud redeviennent catastrophiques. Décision est prise d’avancer malgré tout. Si nous parvenons à rouler longtemps, nous devrions sortir de la zone à risque. Pendant un quart d’heure, tout va bien, puis… nous finissions par sortir de la vallée. Les vents s’intensifient, balayant la route de vagues de neige, créant de petites tornades blanches sur notre passage. C’est beau, mais inquiétant. Transplaneur s’accroche. Le vent sifflant s’engouffre à l’intérieur, nous recevons des paillettes de neige par les fenêtres fermées. Plus personne sur la route, juste un camion dans l’autre sens. Nous ne faisons pas le rapprochement avec celui de tout à l’heure.

Nous montons lentement. Le vent est toujours plus fort, et les rafales poussent brutalement les flancs de Transplaneur. Sylvain roule là où la glace est la moins importante, pour éviter de glisser. Encore quelques minutes, et nous distinguons à travers les bourrasques blanches, une pancarte : Bom, 300m. Juste après, la route continue sur ce qui pourrait être un pont, difficile de savoir tant l’air empli de neige est propulsé par-dessus la balustrade. Nous nous y engageons.

Moins de dix mètres après, le camping car gîte et tangue comme un bateau dans la tourmente. Il est assailli de toutes parts, violemment, et cela empire au point que nous ne pouvons plus avancer. Sylvain s’arrête en pleine chaussée. Impossible de faire demi-tour sans risquer de basculer. L’angoisse monte. Il nous faut continuer et sortir de sous le vent. Nous repartons tout doucement, la boule au ventre. Encore quelques mètres, et nous apercevons des feux clignotant un peu plus loin, signalant que la route est coupée. Par chance, l’avancée d’une maisonnette sur notre droite forme un petit terre-plein où le vent est à peine moins fort, nous offrant un abri suffisant pour manoeuvrer. Tout aussi secoués par la puissance des rafales, nous revenons sur nos pas et descendons vers le lieu de repli. La demi-heure qui s’écoule jusqu’à revenir dans la vallée paraît trop lente, beaucoup trop lente, il y a presque quelque chose d’irréel. Enfin, nous finissons par être moins secoués. C’est à ce moment qu’un renne apparaît. Tranquille, majestueux, il remonte la route. Sa présence, comme celle de ses semblables après notre embardée vers la frontière finlandaise, paraît nous dire que tout ira bien. Nous prenons même le temps de faire quelques pas sur la route déserte pour l’observer partir.

Enfin, nous arrivons au camping, en bas de la vallée. La pression redescend. La personne à l’accueil, visiblement tendue par la situation, nous explique que l’école vient de fermer et que les parents sont attendus pour venir chercher leurs enfants. Nous récupérons la clé des commodités et son porte-clé en bois de cerf, et nous installons. Plusieurs camping cars sont également en train d’arriver, nous ne sommes pas seuls. Les voisins, un couple de norvégiens et leurs deux chiens, ont l’air serein, ce qui nous rassure aussi. A l’extérieur du camping, le grand parking est pris d’assaut par de nombreux camions, qui continueront d’affluer jusqu’au soir. Le vent souffle ici aussi, formant ici et là des tourbillons glacés, mais ce n’est pas comparable. Les enfants sortent jouer dans le froid mais les modules sont glissants. Enki ne tarde pas à se faire mal et rentre, tandis qu’Alma reste encore longtemps dehors, dans le jour qui s’éteint.

Nous nous sentons en sécurité dans ce camping, même quand à 21 heures passées, le propriétaire des lieux tape à notre porte pour nous donner son numéro de portable, si d’aventure nous avions besoin d’assistance dans la nuit. Il a visiblement fait le tour des personnes présentes, et nous le remercions chaleureusement. Plus sereins, nous pouvons enfin convertir les indices donnés par la météo. Ici, le vent souffle de 65 à 90 km/h. A Fauske, d’où nous sommes partis, sa vitesse atteint ce soir 110 km/h et les rafales peuvent atteindre les 130 km/h.

Toute la nuit, Transplaneur est chahuté par les vents qui déferlent sans relâche de tous côtés. Maintenant que la frayeur est passée, le moment est presque stimulant. Au matin, l’atmosphère est déjà moins oppressante même si de fortes bourrasques soufflent encore jusque dans la soirée. Chacun vaque à ses occupations, nous prenons le temps de nous remettre de nos émotions et laissons le ciel s’apaiser avant de reprendre la route. Le temps s’écoule entre jeux, film, cuisine – Elodie enfume littéralement la cuisine du camping en grillant du saumon – lessives dans une vieille machine à laver américaine, où le linge est brassé dans un grand bac d’eau, et séchage du linge dans une des cabines de douche réquisitionnée pour l’occasion.

Lorsque nous repartons, la plupart des camping cars ont déjà levé le camp, et les camions se font plus rares. Les routes sont ouvertes de nouveau depuis le matin. Nous revisitons le chemin parcouru deux jours avant. Redevenu ordinaire, il nous semble si différent… Le pont où nous nous étions arrêtés donne sur un immense plateau. Le vent y est encore puissant. Le soleil point devant nous, masqué par les paillettes neigeuses, qui, charriées par les constantes rafales raclant les terres, emplissent le ciel et raccourcissent l’horizon.


C’est toujours dans ce désert de neige et de vents que nous franchissons la limite du cercle polaire… Nous quittons avec émotion cette partie du monde et ses splendeurs. Nous emportons avec nous le bonheur et l’émerveillement qu’elle nous a donnés à vivre, jusqu’à l’étourdissement…
Peu après avoir franchi la ligne, le ciel se dégage. A perte de vue s’étendent des vallées enneigées. Nous entamons la descente sous le pâle soleil encore présent. C’est la première fois que sa lumière nous parvient directement. Nous sommes reconnaissants de ces petits riens qui sont toute la beauté d’un voyage.

Plus que deux jours avant d’arriver à Trondheim. La neige est désormais partout. Et nous qui pensions la trouver au Nord ! Les enfants sont ravis. Nous faisons un arrêt spécial bataille de boules de neige, un autre pour marcher sur un lac gelé… Tout ce qu’Enki et Alma rêvent de faire depuis des semaines. Ils s’y étendent, courent, traversent avec Sylvain le lac jusqu’à l’autre rive, commencent un bonhomme de neige… Nous profitons de ce nouvel environnement et des possibilités qu’il offre.

En soirée, les personnes croisées sur la marina dans les îles Vesterhålen nous envoient un message. La Suède ferme ses frontières avec la Norvège à partir du 25 janvier à minuit. Nous sommes le 24. Nous regardons les sites officiels, il n’y aura pas moyen de passer, le transit ne fait pas exception à l’interdiction d’entrer. Après réflexion, nous décidons d’arriver tôt à Trondheim le lendemain, d’y passer la journée avant de partir au soir pour la frontière, qui ne semble pas très loin. De toute façon, il faut absolument se réapprovisionner en GPL car la station suédoise la plus proche est à 400km, par des routes que nous ne connaissons pas dans une région enneigée et froide. Ce soir-là, Sylvain découvre un peu par hasard un sea shanty, chanson de marin néo-zélandaise. Elle parle d’espoirs toujours renouvelés qui ne deviendront jamais réalité, de lutte entre l’homme et la nature. Quelqu’un chante a capella et envoie la vidéo. D’autres personnes ajoutent des voix, des tambourins, une flûte irlandaise, un violon, une cornemuse… L’émotion est forte, le submerge. Le temps des au revoirs au Nord semble arrivé…

Nous sommes devant la pompe avant l’ouverture, à 08 heures. Le technicien tarde à venir, s’y reprend à plusieurs fois avant de parvenir à l’allumer. Enfin, le plein est fait, et à 08h45, nous pouvons nous lancer sur la dernière ligne droite.

La ville est magnifique. Sous un soleil éclatant, nous visitons le quartier historique de Bakklandet. Les ruelles pavées aux petites maisons en palissades colorées et gaies longent la rivière Nidelva, où de nombreux entrepôts sur pilotis forment une haie de toutes les couleurs qui se reflète dans ses eaux. A l’extrémité du quartier, le pont piéton que nous empruntons pour traverser a plusieurs noms, dont celui de la porte du bonheur. Deux charpentes de bois rouge ouvragé le terminent, vestiges de la maison d’accès du pont qui, constituant une porte de la ville, était gardé et le passage soumis à péage.

Un petit détour par le centre, plus bourgeois, la devanture d’un hôtel nommé Alma découvert fortuitement, et nous arrivons au Vitensenteret. Hébergé dans l’élégante bâtisse ayant appartenu à la banque norvégienne, ce musée des sciences est un petit trésor de découvertes et d’expériences. Nous prenons notre temps, seuls dans chacune des nombreuses pièces. Durant deux heures, petits et grands se régalent à tester, à manipuler, à chercher.

En sortant, nous retournons dans Bakklandet. Il fait froid, la nuit tombe. Les éclairages donnent une atmosphère intime aux allées. Nous allons nous réchauffer dans un café, petit cadeau que nous nous offrons avant de quitter la Norvège.

Là, devant les chocolats chauds trop sucrés, le plateau de charcuterie, les bonbons et le carrott cake faits maison, nous évoquons cette dernière journée dans un pays que nous aurons beaucoup aimé. Nous vérifions encore une fois les sites suédois, pour préparer le passage de frontière. A quel moment doutons-nous ? Les informations sont contradictoires sur la date du 25 : s’agit-il de l’entrée en vigueur des fermetures de frontières ou de la dernière limite pour les franchir ? Allons-nous pouvoir passer en Suède où nous attendent Jean et Ahmed ? Où nous devons récupérer vélos et pneus ? Où nous avons prévu de prendre le ferry pour les pays baltes ? L’incertitude sur la suite du voyage s’insinue. Sylvain prend de la distance, Elodie en a le tournis. Chacun réagit avec sa façon d’être.

Nous nous en tenons au programme et partons vers 18h en direction de la Suède. La route est mauvaise, plus longue que nous ne l’aurions pensée, et glaciale. Le chauffage alimenté par le GPL s’arrête, comme parfois, avec le risque s’il se met en sécurité, qu’il ne vide l’eau du réservoir. Nous prenons un temps pour le rallumer, repartons. Seuls les camions et quelques voitures filent sur cette route. Au bout de deux heures, nous dépassons le poste frontière coté norvégien, où des voitures de police stationnent devant une grande tente montée pour effectuer les tests covid. Quelques kilomètres après, la frontière suédoise est en vue. Tous les papiers sont prêts, nous croisons les doigts. Comme tous les véhicules, le garde nous demande les motifs de notre venue dans le pays. Nous expliquons. Il semble compréhensif, attend que nous ayons fini de parler avant de nous dire que les frontières sont fermées depuis la veille. Nous arguons qu’il ne s’agit que d’un transit, mais cela ne change rien et nous devons faire demi-tour, penauds, dépités. Nous emportons avec nous des nuées de questions sur le trajet du retour, revisitons tout ce que nous aurions pu, aurions dû faire, ruminons notre déception et notre désarroi quant à la tournure qu’ont pris les choses depuis 24h.

De retour au poste frontière de Norvège, nous sommes arrêtés par un jeune militaire. Nous expliquons notre déconvenue et certifions venir de Norvège. Il hésite visiblement sur la conduite à tenir, cette situation est encore inédite. Sylvain lui montre les photos prises plus tôt de Trondheim et ses entrepôts colorés si caractéristiques, ce qui finit de le convaincre de nous laisser passer. Soulagé – pas autant que nous – il concède que cela aurait été problématique si nous n’avions pas pu prouver que nous étions précédemment en Norvège… Nous repartons. Il est tard et nous n’avons toujours pas mangé, mais les enfants sont en plein jeu et nous roulons pour nous éloigner des mauvaises nouvelles et du froid de ces vallées inhospitalières.

« Passeport » pour le retour en Norvège…

Une vingtaine de minutes plus tard, troisième arrestation. Une voiture banalisée, gyrophare enclenché déboite derrière nous, nous dépasse et nous fait signe. Un officier vient nous voir, nous apprend qu’il s’agit des douanes norvégiennes. Nous racontons à nouveau le passage de frontière raté. En quête d’alcool – très réglementé dans les pays nordiques – et de drogues, il nous pose quelques questions mais renonce à fouiller le camping car. Ouf. Les enfants n’y comprennent plus rien. « Ça y est, on est en Suède ? »

La route est encore longue jusqu’à Trondheim, et l’ambiance un peu morose. Quand soudain, Elodie aperçoit un élan qui, surpris par notre passage, grimpe sur le talus se cacher derrière des arbres. Nous nous arrêtons pour l’observer, lui nous regarde aussi depuis sa pénombre. Cela dure un moment. Encore un animal sauvage qui vient à nous dans un moment de flou, encore une présence de la nature qui nous entoure et dont nous voulons croire qu’elle veille sur nous et le fait savoir quand nous en avons besoin. Tout ira bien. Juste une petite tempête.