Au retour d’Andøya, nous nous arrêtons au port du petit village de Maurnes pour brancher Transplaneur, juste ce dont il a besoin pour repartir. La dizaine de voitures qui passent sur la route au loin, les quelques personnes que nous croisons, la marina de gravier bien plate et carrée, tout nous donne la sensation d’un retour à une certaine normalité. Nous y arrivons, le vent encore dans les cheveux, nos joues griffées à la fraîcheur des jours, les yeux brûlés par la beauté des paysages.

C’est un arrêt provisoire, mais nous savons que le départ de ces lieux merveilleux approche.
Néanmoins, recharger les batteries en électricité, prendre une douche, laver quelques vêtements nous permettent quand même de souffler. Nous arrivons avec l’envie de nous reposer. Et puis, ici aussi, la vue sur le fjord est saisissante.

Le seul autre camping car stationné est immatriculé en France. Au retour d’une partie de pêche infructueuse – hormis la récupération du gant d’Enki – Sylvain discute avec eux. Ça fait quatre ans qu’ils ont décidé de tailler la route, et naviguent depuis entre Finlande et Norvège. En Suède, nous avions déjà rencontré un couple et leur fillette, nous expliquant qu’ils avaient tout vendu pour vivre et voyager en camping car. Hormis les quelques vacanciers locaux, ce sont surtout des personnes qui ont fait des choix radicaux que nous rencontrons, au Nord de la Scandinavie en hiver. Pourtant, être là en ces temps de nuits polaires nous paraît si évident… comme quelque chose qui sonne juste, qui nous rapproche de tout, de nous-mêmes autant que de l’univers.
Nous profitons de la halte pour faire aussi ce qui nous est parfois difficile en route, appeler en visio, publier un texte sur le site, enregistrer un podcast.

Le matin du départ, lundi 11 janvier, nous demandons à Enki où il souhaiterait passer son anniversaire. L’un des avantage de l’école « à la maison » étant la souplesse, nous avons proposé aux enfants de faire classe tout le week-end afin qu’ils soient ensuite libres du lundi au mercredi. Enki vient de terminer un podcast sur les lacs gelés, Alma sur les aurores boréales. Il nous répond qu’il aimerait bien qu’on trouve un endroit où il y ait au moins l’un ou l’autre. Nous cherchons sur la carte et lui indiquons deux ou trois lieux potentiels, il choisit. Nous croisons les doigts.

Le timing est serré. Nous partons en début d’après-midi, juste après qu’Enki ait eu sa première séance d’orthophonie via internet. Les courses sont à faire, il nous faut remettre du GPL, et ensuite, cap vers le lieu désigné, à presque ¾ d’heure de là. Notre bonhomme nous a demandé à ouvrir ses cadeaux à l’heure exacte de sa naissance, 9 ans plus tôt. 15h35. Et nous avons dit oui.
L’oeil sur la montre durant tout le trajet, nous arrivons enfin. Il est 15h12. Enki met le compte à rebours avant même que nous soyons garés. Trop tard pour commencer le gâteau maintenant. De toute façon, nous n’avons toujours pas mangé le repas de midi et le petit-déjeuner est un souvenir auquel nous repensons avec nostalgie. Les paquets sont emballés depuis le rorbu mais il faut les sortir de leur cachette, apposer le bolduc. Sortir la carte et trouver une vive inspiration, tout disposer, le minuteur sonne ! Enki est né il y a neuf années. Déjà… Il sort de sa couchette, radieux, découvre avec délectation chaque cadeau, à commencer par les illustrations d’Alma et les mots croisés spécial Pokémon qu’elle lui a inventés. Les messages qui lui parviennent de toutes parts lui font plaisir. Il est heureux.

Le gratin de pâtes et le gâteau se suivent dans le four, un repas de fête. Nous poussons les legos pour trouver la place de manger. Leur construction reprend juste après la dernière miette sucrée.

L’endroit est très beau. Un peu à l’écart d’une route où presque personne ne passe, c’est un petit espace plat, enserré de toutes petites collines recouvertes de végétaux touffus et bas. D’un côté s’étend un joli lac… gelé. Chance. De l’autre, après un marécage que l’hiver a transformé en un épais matelas mousseux entièrement glacé, se termine un fjord. Ses vaguelettes rapides semblent tenter de gagner centimètre par centimètre sur la terre. Autour de nous, plus hautes, les montagnes nous font un berceau. Au-dessus, dans ce ciel qui s’est peu à peu assombri, les étoiles scintillent. Au loin, nous voyons l’horizon se colorer. Les aurores polaires font leur apparition, elles semblent prendre doucement possession des lieux. Tout y est.

Le temps de nous habiller, d’autres aurores, plus lumineuses, plus fortes, ont surgi. Elles sont proches, viennent de derrière les montagnes. La danse du soleil commence… L’une d’entre elles traverse le ciel entièrement, vibre. Tout s’accélère. Bientôt, des aurores boréales s’élèvent de toutes parts, au-dessus et autour de nous. Elles s’élancent à travers l’espace, plus vives et intenses que nous n’en avons jamais vues. Elles tourbillonnent. Ondulent. Se déchaînent sans bruit dans l’air rendu plus dense. Leur lumière si envoûtante éclate en mille tons de vert, de blanc, de violet. Les yeux partout, nous sommes happés par la frénésie du moment. Nous voudrions tout consigner, garder, courons presque pour prendre des photos. Mais elles sont l’hors norme, l’indomptable, et leur grâce sublime ne peut qu’être vécue.

Cela dure. Longtemps… A ces lueurs si particulières, Alma et Enki jouent sur les flaques gelées, glissent dessus, tentent de briser leur surface. Nous rentrons alors que le ciel se calme. Plus tard dans la nuit, bien après que les enfants se soient couchés, nous ressortons vivre encore une fois ces instants d’éternité.

Sous le charme du lieu, nous restons là le lendemain. Alma et Enki passent de longs moments à jouer avec la glace du lac, qui s’est déposée en d’innombrables couches fines se superposant telle une dentelle gelée, translucide et délicate. Nous passons du temps à écouter ses différents sons, selon qu’elle se fige, se descelle, se déplace… Et puis, chacun explore le lieu à sa manière.

L’après-midi, c’est encore l’anniversaire d’Enki. Il y a quelques jours, nous lui avons proposé de choisir un thème pour cette fête, comme il l’aurait souhaité pour le jour de l’an. Ce sera Pokemon. Et donc, un tournoi ! Depuis, Elodie s’est mise à jouer et les parties sont nombreuses dans Transplaneur. Nous nous choisissons des pseudos, faisons même un atelier de création de cartes pour pallier à celles qui manquaient, et le jour J, Zamazenki, Pickalix, Melodie de Galar et Syl d’Alola sont prêts.
Transplaneur est décoré aux couleurs de la ligue boréale, inventée pour l’occasion. Le goûter marque le début des combats. Malgré l’amateurisme des organisateurs (Qui doit jouer contre qui maintenant ? On ne devait pas changer à chaque fois de deck ?) tout le monde prend plaisir. Surtout Enki, qui remporte le tournoi !

Le matin suivant, nous quittons notre havre de douceur la boule au ventre et de la nostalgie plein les yeux. Nous savons qu’il ne s’agit pas d’une autre étape, mais du départ des îles Vesterhålen et Lofoten, de ces lieux tant aimés. Il est temps…

Au soir, nous nous arrêtons juste avant de franchir le dernier pont, à Lødingen. Ironie ou symbole, nous nous arrêtons sur une presqu’île… Le crépuscule enflamme l’horizon, et sa lumière se diffuse dans tout le fjord que nous longeons pour y parvenir. Des adieux aussi beaux que l’ont été nos jours et nos nuits dans cette merveilleuse partie du monde.

Cap désormais au Nord, vers Tromsø. Avant de partir de Norvège, nous avons envie d’aller dans l’une de ses grandes villes, ressentir son rythme, son énergie, voir ses formes et ses couleurs. La route redevient très vite entièrement gelée, il fait froid, le ciel est bas, neigeux. On dirait que même la nature est triste. Nous nous garons pour dormir sur un parking jouxtant l’artère principale, de crainte de ne pouvoir repartir d’un lieu plus éloigné après une nuit de neige.

Nous arrivons à la fin du deuxième jour. La ville de Tromsø est située sur une île, qui forme comme une grande colline au-dessus de l’eau. Lorsqu’on y parvient, depuis le pont, on voit des centaines de maisons aux façades colorées illuminer ses pentes douces. Pour circuler, des tunnels traversent la ville, si bien qu’il y a sous terre des ronds-points ! A l’un de ces embranchements, s’étant égarés, Transplaneur tape un panneau indiquant la hauteur maximale, nous permettant de faire demi-tour avant d’arracher la capucine. De l’autre côté de l’île, certains lieux sembleraient presque être en pleine nature. L’ensemble donne l’impression qu’il y a de la place pour vivre.

A notre arrivée, nous prenons quelques informations. Il existe des excursions en mer, apparemment ouvertes malgré le contexte sanitaire, pour voir les baleines et les orques. Nous tentons notre chance et parvenons à nous inscrire au dernier moment pour le lendemain. L’idée de voir ces animaux mythiques est excitante.

Le bateau part à 08h. Nous nous réveillons assez tôt pour avoir le temps d’être prêts, et rejoignons tant bien que mal le port. Les trottoirs comme les chaussées sont recouverts de glace et certains endroits sont de vraies patinoires. Et nous sommes partis sans grande marge de manœuvre, pour le grand plaisir de Sylvain. Peu importe, à 07h50 nous sommes au rendez-vous, et embarquons avec une dizaine d’autres personnes sur un petit bateau à moteur. Masques au visage pour la première fois depuis très longtemps, nous descendons nous installer à l’étage du bas, les larges hublots affleurant l’eau.

L’équipage est un peu baroque, entre un jeune homme dégingandé, nous informant d’emblée que nous touchons à la fin de la période où les baleines séjournent au large de Tromsø, une polonaise pétillante, hôtesse, cuisinière et chamane autoproclamée contre le mal de mer, et un capitaine à l’allure très désinvolte. Pour le reste, nous ne voyons d’abord pas grand-chose. Il fait encore nuit lorsque nous quittons le quai, et rapidement les liseuses sont sorties des sacs et les cartes pokémon déployées sur la table. Peu à peu, le jour se lève, et nous tentons en vain de distinguer les traces des mammifères géants à travers les vagues.

Vers 10h30, nous arrivons près du lieu de séjour des baleines. Le bateau décélère et nous montons sur le pont dans une certaine exaltation. Mais où que nous tournions la tête, où que nous regardions, nous ne voyons que la mer de Barents et les hautes îles autour du bateau, dont certaines sont éclairées des lumières si particulières de la nuit polaire. Les enfants retournent vite dans la soute, nous restons davantage. Les paysages sont beaux, l’envie de voir des baleines, forte, et nous sommes bien à l’air libre malgré le froid.

Malgré la pluie qui arrive.

Malgré les vagues qui deviennent dures.

Finalement, il ne reste presque personne sur le pont, et l’équipage demande à ce que l’on redescende. Le vent creuse des vagues courtes et profondes, et rien à l’horizon. Les baleines sont peut-être déjà parties. Nous faisons demi-tour et nous dirigeons au sud-ouest, pour tenter de les apercevoir plus bas. La houle est forte et le bateau, dans un fracas sonore, tape la surface des vagues, dont le niveau dépasse souvent notre hublot. Alma continue de lire, imperturbable, mais Enki commence à avoir le mal de mer.

Il n’est pas le seul : la moitié des passagers ou plus sont malades. Il s’endort finalement. Deux heures plus tard, le bateau parvient à des eaux plus calmes. Nous mangeons avec appétit la soupe de poissons. Puis, peu à peu, nous comprenons qu’il n’y aura pas d’autre arrêt, que les baleines ont bel et bien entamé leur voyage vers les Caraïbes. Nous n’aurons pas non plus vu d’orques, ni d’oiseau marin en dehors de rares mouettes. Déception.
Nous retournons au port, rentrons au camping car dépités. En arrivant, nous avons la bonne surprise de voir une contravention glissée contre la poignée de la porte. Youpi. Heureusement que nous avions payé le stationnement environ 25 euros… En attendant de pouvoir contester l’amende, nous partons pour un camping sur les hauteurs de la ville. Il est cher mais nous avons envie d’être tranquilles. Pour fêter tout cela, nous finissons la journée par un apéritif, et profitons même du sauna en famille.

Dimanche, nous allons au musée, une des raisons de notre venue à Tromsø. Les musées ouverts par temps de pandémie… valent bien un petit détour de quelques centaines de km. Nous sommes tous les quatre captivés par l’histoire, la vie traditionnelle et actuelle des Samis, peuple autochtone du nord de la Norvège, Suède et Finlande, plus connus sous l’appellation de lapons – en réalité péjorative. Colonisés, appauvris et acculturés durant de nombreux siècles, ils se sont depuis une cinquantaine d’années, peu à peu organisés pour faire valoir leurs droits, et constituent aujourd’hui une nation représentée par des parlements dans chaque pays.

Le musée abrite aussi d’autres expositions, et nous traversons des salles sur les aurores boréales et sur les animaux endémiques de Norvège.

Dès le matin du lundi, alors que les enfants se régalent avec une cabane en bois, construite dans un arbre près de rangées d’immeubles d’habitation, nous appelons la ville au sujet de l’amende. Due à leur lecture erronée de notre plaque d’immatriculation, nous finissons par la faire annuler. Déjà ça. Nous visitons un peu la ville à pied, jolie mais finalement assez petite et froide. Seul un magasin de vêtements d’occasion nous retient, le temps de nous offrir des pulls norvégiens faits main. A peine rentrés au camping car, nous partons pour Narvik.

La route est la même, mais elle nous semble beaucoup plus courte, et nous arrivons à proximité de la ville le soir même. Faute de mieux, nous trouvons un parking séparé de la route par quelques arbres aux branches frêles. Alors qu’il est presque l’heure de coucher les enfants, les aurores apparaissent derrière les hauteurs et devant nous sur la mer. Nous sortons, aimantés par les lumières douces et surréelles. Avec la pollution visuelle, nous les voyons moins à l’oeil nu, mais qu’importe, nous suivons la grâce et la vivacité de chacun de leurs mouvements. Et puis, Alma et Enki s’amusent à faire la course avec les camions qui passent. Ils les gagnent tous. Lorsqu’enfin ils vont au lit, nous leur disons de profiter de leur dernière nuit en Norvège.

En préparant le voyage du lendemain jusqu’à Kiruna en Suède, nous nous apercevons que les températures prévues là-bas sont en-deçà de -30°C. Le souvenir de l’aller, mise en sécurité de la chaudière et momentanément plus d’eau chaude, serrures gelées, est encore suffisamment net. Il avait fait alors entre -10 et -18°C. Même plus aguerris, nous nous posons la question des conséquences pour Transplaneur si nous l’emmenons dans des conditions si radicales. Et puis, jouer dans la neige ou se balader par ces températures ressembleront probablement plus à une course contre la montre qu’à autre chose. Le tout ne fait pas rêver, et nous semble même à la limite du raisonnable.

L’idée vient assez vite : pourquoi ne pas rester en Norvège encore un peu ? Nous pourrions descendre jusqu’à Trondheim, une ville qui semble assez jolie au centre du pays, avant d’entrer en Suède retrouver Jean, Ahmed et Sara, récupérer nos vélos puis nos pneus, laissés dans un « Däckhotell » – lieu de stockage des pneus le temps de la saison d’hiver. Nous regardons les cartes, vérifions les routes, les prévisions météo des lieux de passage. Alma et Enki réclamant depuis plusieurs semaines de la neige, nous nous assurons qu’il y en aura là où nous avons prévu d’aller…

Tout devient soudainement plus léger. La perspective de continuer à sillonner les routes de ce pays magique nous rend à la joie de la découverte autant qu’à la douceur de ce que nous y avons déjà vécu. Nous nous endormons heureux de cette échappée inattendue. Demain, nous annoncerons la nouvelle aux enfants. Demain… un autre jour…