Au milieu de la Suède, à cinq heures de Stockholm… environ ce que dure le jour en 24 heures à cette saison. La ville se déploie sur la côte Est, c’est toujours la Baltique dont nous longeons les côtes depuis notre arrivée en Suède.

Nous nous mettons en route après avoir patienté une looonnngue journée dans l’espace café d’un réparateur automobile, dont le technicien a tenté en vain de faire fonctionner le groupe électrogène, celui-là même qui a regagné beaucoup d’intérêt à nos yeux depuis que les batteries de la cellule (l’espace de vie) de Transplaneur sonnent presque toutes les nuits de n’être plus alimentées par les panneaux solaires… faute d’ensoleillement. Nous n’aurons donc pas de groupe électrogène en partant dans le grand Nord. Nous resterons les yeux rivés sur l’indicateur de charge des batteries.

Härnösand, donc.
Dès avant de nous connaître, nous sommes déjà accueillis, attendus. Pour un peu, on aurait pu ajouter, espérés. Jean (prononcer, Ginn) est de longue date l’amie de Philippe, notre ami. Ils se sont rencontrés en Syrie, le pays de Jean, qu’Ahmed son mari et elle ont dû quitter il y a plusieurs années déjà. Comme beaucoup, ils sont partis, arrachés de leur terre par la soif de pouvoir et la bêtise humaines. Après un an à Istanbul, Ahmed est arrivé en Suède au terme d’un périlleux voyage d’un mois, dont il nous racontera les détails glaçants avec la bonne humeur qui le caractérise. C’est un optimiste. Il s’est fait à cette nouvelle vie, dans le froid suédois et cette culture si différente. Jean l’a rejoint un peu après, et ils ont eu en Suède la petite Sara. Elle a presque cinq ans lorsque nous la rencontrons. Jean reste nostalgique, de tout, des échanges humains, de la chaleur qu’elle a dû laisser en partant. Alors que nous les rencontrons, Jean attend sa carte de citoyenne suédoise.

Sur un malentendu, nous arrivons quelques heures plus tôt que prévu. Coronavirus ou pas, Jean nous prend dans ses bras, nous sommes enveloppés de sa tendresse. Dans le bain, tout de suite. Impatiente de nous rencontrer, Sara nous accueille et nous fait visiter leur appartement tandis que Jean se met rapidement à cuisiner pour tout le monde. Moins d’une heure plus tard, informée de tous nos goûts et dégoûts alimentaires dont elle a fait l’inventaire, nous sommes en train de déguster « sur le pouce » un petit festin.

Nous sommes « à la maison », Jean nous le répète, et très vite en effet nous nous sentons comme chez nous, en plus douillet. Jean est d’une prévenance et d’une gentillesse infinies. A ses côtés, nous pouvons enfin relâcher l’attention et nous sentir bercés par la douceur de la maisonnée. C’est si vrai qu’il semble naturel de rester, sans plus rien faire, sans plus rien penser et simplement être là, avec eux. A tel point que nous avons du mal à partir de la chaleur de leur foyer, à retrouver notre rythme.
Chaque jour est l’occasion de découvrir les talents culinaires de Jean, que nous nous émerveillons de regarder faire avant de savourer les repas aussi bons que généreux qu’elle a préparés, nous délectant du temps passé ensemble.

De Härnösand, nous ne voyons presque rien, hormis les allers retours que Sylvain fera toutes les nuits jusqu’au camping car pour éviter qu’il reste inhabité, puis les magasins de pièces automobiles… un feu arrière qui ne s’allume plus. Pas plus que les feux stop. Ahmed et des amis s’y pencheront avec Sylvain, pour trouver comment réparer.
Un peu à l’écart de la ville, Jean et Sara nous emmènent jusqu’à une plage recouverte de neige, la mer sombre venant lécher les rivages d’un blanc presque surnaturel. De l’autre côté de la plage, nous nous enfonçons sous les arbres jusqu’à un lac gelé. Alma, Enki et Sara lancent des pierres en espérant casser sa surface, cherchent à grignoter ses rebords avec tout ce qui leur tombe sous leurs mains trempées. La nuit tombe tôt, à 15h30 il fait noir.

Nous y retournons le lendemain, pas beaucoup plus tôt mais les sacs à dos remplis de saucisses, pains et sauces pour des hot-dogs. Magie de la Suède : partout, on trouve des foyers de barbecue, avec grilles et bancs, paraissant attendre qui viendra les animer. Le plus souvent, des toilettes, parfois même chauffées, complètent le tour d’horizon.

Nous passons une froide après-midi (entendre, 13h-15h) auprès du même lac, cherchant à nous réchauffer auprès du feu, des hot-dogs bienvenus, des expériences avec la glace et des batailles de boules de neige.

Un autre jour, avec Ahmed qui est de repos de ses deux postes ce jour-là, Transplaneur nous embarque tous à travers une nature enneigée, vers une haute cascade. Nous montons en longeant ses flancs gelés, dont les contours se font et se défont au fil de l’eau. Les enfants boivent de la tisane de café pour se réchauffer, nous tentons un autre feu avec moins de succès. Cette fois-ci, c’est le froid qui gagne. En repartant, nous admirons les teintes bleues, roses et violettes du ciel, qui s’étendent par-delà les forêts et les lointains massifs.

Nous sommes invités à la fête d’anniversaire de Sara, le dimanche suivant. Nous prenons la route en attendant, pour faire rouler le camping car aux batteries affaiblies par notre immobilité. Pour voir les alentours. Pour refaire fonctionner nos feux stop défaillants. Nous voyageons au gré des coups de fil pour trouver les pièces. Tous les magasins spécialisés nous connaissent désormais. Les pièces sont dures à dénicher, mais Sylvain parvient quand même à tout réparer. Les enfants, stoïques, patientent en travaillant la géographie autant que le calcul.

Avant de revenir à Härnösand, nous faisons une halte dans un parc national, au terme d’une route glacée. Nous partons marcher le matin du dimanche dans une forêt brumeuse et silencieuse, partiellement sous la neige. Le reste a fondu dans la nuit avec la pluie. Nous nous enfonçons de plus en plus, pensant naïvement que nous sommes sur une petite boucle qui nous fera revenir à notre point de départ. La neige et les planches ont laissé place à un chemin de racines et de boue, tandis que le circuit s’éternise… jusqu’à la rencontre d’un randonneur, qui prudemment nous informe que nous sommes sur le chemin vers une autre entrée du parc. Et qu’il n’existe pas d’autre chemin de retour que celui que nous venons de prendre. Pour des petites jambes déjà fatiguées, c’est l’heure des mauvaises nouvelles, et pas de munitions en vue pour redonner de l’énergie. La promesse d’une autre bataille de boules de neige parvient finalement à être un objectif valable, et nos plates excuses sont acceptées in extremis.

Le soir arrive, et avec lui l’anniversaire de Sara – la troisième fête du weekend pour célébrer ses cinq ans. Nous rencontrons les amis de nos amis, tout à la joie du moment. Sara est ravie, chacun rit et s’amuse jusqu’à onze heures où tout le monde s’éclipse. C’est une exception : en Suède, comme Jean et Ahmed nous l’ont expliqué, tout bruit est acceptable jusqu’à 22h. Au-delà, une chasse d’eau, un bol tombé malencontreusement ou un bruit de pas sur le sol peuvent valoir une visite de la police mandatée par les voisins. Dans les bâtiments où ils habitent maintenant, tous ou presque sont immigrés, alors la règle ne s’applique pas. C’est un autre vivre ensemble.
Nous quittons la famille de Jean sur cette fête, sur la célébration de la vie et de la joie, plus fortes que ses blessures, que ses manques. Ils savent qu’ils sont invités chez nous, n’importe quand. Et nous savons qu’un jour, ils viendront.

Berceuse Kurde…