La nuit suivant notre première aurore boréale, il fait très froid à Abisko. Nous dormons mal, veillons sur le chauffage de crainte qu’il ne s’arrête, et sur l’indicateur de charge de la batterie, laquelle finit par sonner au petit matin. Nous nous levons de bonne heure et prenons aussitôt la route. Il fait encore nuit noire. Exceptionnellement, les enfants restent dans leur couchette. Enki est déjà réveillé mais Alma dort encore. A l’aube – soit vers 08h30 – nous atteignons la frontière norvégienne située au sommet d’une colline. Dans le silence de ces paysages épurés, déserts, nous prenons le petit-déjeuner. Rien n’est joué mais nous sommes prêts : passeports, certificats de voyage délivrés grâce au test covid, déclarations sur l’honneur pour la quarantaine… Même les permis de conduire internationaux sont à portée de main.
A 09h30, nous nous élançons, repassons la frontière, descendons cette fois jusqu’au poste de fortune installé par les militaires. La route pour y parvenir est moins glacée, la vallée un peu plus encaissée, et les maisons, rares et semble-t-il, vides. Enfin, nous arrivons. Un jeune soldat, avenant, s’approche de nous. Il vérifie un à un tous nos papiers, détendu, nous pose quelques questions sur le lieu de destination (avons-nous une cuisine et une salle de bains privatives ? Un accès internet ?) puis finit par valider notre passage d’un nonchalant « it should be ok ».
It should be ok. On n’attendait pas mieux. Les portes de la Norvège s’ouvrent à nous. On n’a pas fait 10 mètres que des cris de joie explosent dans Transplaneur. Nous repartons, grisés par la perspective des jours à venir.
Mais nous n’avons pas à attendre autant. Après quelques vallées et un premier arrêt en terre norvégienne pour des cascades glacées formant stalactites, stalagmites et même des sortes de galets de glace agglutinés en grappe, nous découvrons des paysages inédits, tout-à-fait différents de ceux que nous avons franchi jusqu’à présent. Les montagnes, lointaines et érodées ce matin encore, laissent place à des massifs aux flancs plus âpres, aux sommets plus aigus. A leurs pieds, des maisons semblent paisiblement installées sur un terrain presque plat, en face de ce que nous prenons pour un immense lac. Il s’agit en réalité du premier fjord que nous verrons. Nous le longeons, le traversons avant de gravir les versants d’une autre montagne. Il faut peu de temps pour que nous nous retrouvions à nouveau dans une vallée, entourés d’autres monts rocheux. La neige est toujours là, mais beaucoup plus discrète, elle laisse apparaître l’ocre de la terre, le brun chaud des arbres. Les routes, entourées de hautes herbes jaunes, ne sont plus gelées. Les montagnes, drapées de blanc, semblent se succéder les unes aux autres, se découvrir à nous à mesure que nous pénétrons cette terre. Majestueuses, c’est comme si elles ouvraient notre horizon en s’offrant à notre regard. Nous nous sentons légers, nous nous sentons graves. Ce qui se passe devant nos yeux nous emplit d’une étrange sensation, il y a là quelque chose de merveilleux.
Nous ne le savons pas, mais nous n’avons encore rien vu. Nous avançons en regardant de tous côtés. C’est grand. Nous laissons le rythme de la route nous porter. Elle nous guide à travers ses méandres, comme si cela ne devait pas s’arrêter.
Nous n’avons encore rien vu. Comment cela vient-il ? Il n’y a pas de moment où tout bascule, pas de coupure. Pourtant, un autre virage, une ouverture plus marquée, et c’est là.
Les massifs rocheux se sont espacés, plongeant désormais dans la mer qui semble partout. Parfois, accroché aux pentes, surplombant la rive, un village éclaire les paysages abruptes en noir et blanc, des douces lumières de Noël scandinaves.
Nos cœurs s’emballent. Chavirent. A chaque virage, derrière chaque rocher que nous dépassons, l’horizon entier semble transformé. Ce sont de nouvelles montagnes, plongeant dans d’autres eaux, comme si la mer et le ciel eux-mêmes en étaient renouvelés. Nous sommes bouleversés. Les larmes coulent sur nos joues, indéfiniment. La beauté sauvage des lieux touche au sacré.
Nous nous laissons étourdir, emporter. Le temps, l’espace n’existent plus, nous sommes aussi bien la route qui se fraye un chemin près des flots, l’air fendu par les oiseaux, les hautes neiges, les glaces suspendues aux roches striées. Les vagues qui viennent souligner là où la terre et le ciel se rencontrent…
Même lorsque l’obscurité prend le dessus, nous continuons d’écarquiller les yeux, de retenir encore le miracle.
La route côtière, de plus en plus étroite, finit par nous mener jusqu’au rorbu à la nuit tombée. Le vent bat les façades, claque les portes. Nous nous engouffrons à l’intérieur. La maison, chauffée, semble nous attendre. Nous nous réfugions dans ses murs comme on se love dans des bras réconfortants après avoir traversé des mondes.
Le rorbu est petit, simple. Les enfants ont chacun une chambre, ce qui est déjà en soi un cadeau. Nous investissons l’étage, sorte de grenier en sous-pentes tout en bois, ouvert sur la salle aux immenses baies vitrées, donnant sur la mer de Norvège après une terrasse sur pilotis.
Tout de suite, nous nous sentons bien. Le frigo archi plein, quarantaine oblige, rien n’est prévu sinon de passer ces dix jours là, à vivre ce qui pourra l’être, à fêter Noël. jouer, lire, s’émerveiller, s’aimer.
Le bois rentré, Sylvain allume le poêle, qui ne s’éteindra qu’à notre départ. Le bébé cyprès glané dans les derniers jours de Suède est installé au milieu de la table basse, disparaissant à demi sous les décorations de Noël. Tout y est.
Le lendemain matin, au réveil, nous découvrons l’horizon. La mer s’étend devant nous, immense, ses douces vagues venant s’échouer sur les rochers aux courbes aplanies qui, de loin en loin, jaillissent des profondeurs. A droite, un imposant massif rocheux surplombe le rorbu, de l’autre côté, c’est une montagne plus éloignée qui arrête notre regard. Nous nous sentons chanceux, reconnaissants d’être amenés à connaître et vivre cela.
Nous passons les premiers jours entre langueur, observation émerveillée et activité, les enfants jouant et s’enfermant de longs moments pour des répétitions secrètes, les grands réglant différentes choses de la vie en camping car : vidange, lavages, démontage partiel… Transplaneur est mis en hivernage provisoire, branché, chauffé, mais vide.
Nous passons les premières nuits à nous reposer. Jusque tard parfois… Les nuits polaires induisent un rythme particulier, le jour commence à se lever vers neuf heures trente s’il fait beau, dix heures s’il pleut… il ne fait vraiment clair qu’entre onze et treize heures, le reste de la journée est un long crépuscule. Et la nuit dure trois fois plus que le jour. Les horaires jusque là à peu près tenus, volent aussi en éclat, nous mangeons en fin de matinée, en milieu d’après-midi, en début de soirée. Lorsque nous sommes prêts. Chaque instant semble être une fête, une réjouissance que nous savourons.
Toutes les journées sont l’occasion de redécouvrir le paysage, si changeant selon le vent, les nuages, la pluie. Parfois, il nous semble que tout ce que nous voyons est comme une infinie déclinaison de bleu, donnant une tonalité intime et nostalgique, quand d’autres moments laissent apparaître des couleurs contrastées, des masses, des profondeurs ; les ciels sont tour à tour unis ou s’embrasent de mille nuances qui s’étirent sur des temps ne paraissant pas finir. La lune, au départ très basse à l’horizon, est visible bien avant la nuit. Nous observons les oiseaux marins pêcher en contre-bas de la terrasse. Nous tentons nous aussi l’expérience, une fois la canne à pêche montée, et revenons bredouilles malgré la motivation d’Alma et d’Enki.
Nous passons la plupart du temps dans le rorbu. Même lorsqu’il fait jour, la météo n’est pas très clémente, et nous y sommes si bien… Cependant, au fur et à mesure, nous allons faire quelques pas dans les alentours, voir ce qu’il y a derrière les rochers, au-delà de la route. On se rend compte à cette occasion, que l’eau d’un bleu si profond devant la terrasse, est presque turquoise à vingt mètres de là. Depuis la petite jetée, on aperçoit sur ses rives lointaines, le rouge sombre d’autres maisons de pêcheurs. Nous devinons une vie aquatique riche, les enfants lancent des cailloux dans l’eau, le vent nous pousse, nous entraîne, nous ne lui résistons pas longtemps. Plus tard dans le séjour, nous nous aventurerons sur la route, jusqu’au hameau suivant. Bateaux, filets, quais, la pêche est omniprésente. En allant voir les oiseaux glaner leur repas près du port, nous voyons passer une énorme loutre, filer vers l’eau et disparaître. Pensant que nous l’avons peut-être dérangée, nous nous postons à distance et attendons sans bruit son retour… avant de repartir finalement, plus vite lassés qu’elle sans doute…
Noël arrive vite. Comme chaque année, les enfants sont impatients. A la nuit tombée, nous partons chercher le père Noël dans les airs, pensant que sous ces latitudes nous entendrons bien une ou deux clochettes, verrons sûrement un bout de traineau traverser le ciel. Mais après quelques minutes d’une recherche assez modérée et de trois chants pour la tradition, nous rentrons bien vite découvrir qu’une fois encore, et même en Norvège, Santa Claus a réussi à passer pendant que nous étions dehors. Ô surprise. Le rituel ayant été respecté, Alma et Enki s’adonnent à l’ouverture des cadeaux, les adultes, à les regarder faire. A s’émerveiller de leur émerveillement. La magie de Noël opère toujours.
Cette nuit-là. Grâce aux applis qui renseignent sur la force des vents solaires, la couverture nuageuse et autres variables, nous savons que des aurores boréales pourraient survenir. La soirée est passée dans une certaine excitation à cette idée. Plus tôt dans la journée, Sylvain a fait des réglages sur l’appareil photo, rallongé le temps de pose, sélectionné les bons ISO. A tout hasard. Enfin, Enki et Alma vont se coucher. Nous nous empressons d’éteindre toutes les lumières pour observer le ciel, encore très chargé lors de notre balade festive, puis après, lorsque nous avions regardé dehors. Des nuages subsistent mais ils sont plus épars, moins denses, et nous voyons de plus en plus d’étoiles briller. La lune est montante, pas encore passée derrière le massif rocheux au-dessus du rorbu.
Nous sortons sur la terrasse pour profiter de la beauté du moment. Quelques étoiles filantes traversent le ciel. Nous faisons des vœux… La lune éclaire une partie du paysage nocturne, sa lumière est vive, surréelle. Sylvain tente de prendre en photo la montagne rendue si claire… et photographie une première aurore boréale sans le savoir. Derrière le sommet, en effet, une autre clarté a pris naissance. Bientôt, elle jaillit plus intensément, s’agrandit, s’étire dans un ciel à présent entièrement dégagé. Nous observons, bouche bée, le spectacle incroyable qui se déroule devant nos yeux ébahis. Une autre aurore boréale commence, un peu plus loin, et se met à onduler. L’excitation du moment est tangible. Prenant la balustrade pour trépied, Sylvain prend photo sur photo, tandis qu’Elodie va chercher les enfants qui sont déjà endormis. Hagards, rapidement habillés pour ne pas avoir trop froid, les voilà sur la terrasse à leur tour, regardant incrédules le ciel sombre sur lequel se déploient d’évanescentes trainées claires, ribambelles de particules solaires. Enki est vite rattrapé par la fatigue et retourne se coucher. Alma reste quelques minutes de plus, enroulée dans une couverture supplémentaire, pour profiter de la magie. Après son départ, nous restons. Le froid nous a déjà gagné, mais nous savons combien ces instants sont uniques. Nous voulons les prolonger, encore et encore. Les aurores se déplacent derrière d’autres rochers près du rorbu. Nous descendons de la terrasse pour les suivre jusqu’à la baie, où elles finissent par disparaître derrière de lointaines montagnes enneigées. Nous revenons au rorbu, le souffle court, gelés. Heureux. Nos vœux ont été exaucés. Un rêve s’est réalisé.
Le lendemain, c’est encore Noël. Les enfants nous ayant fait comprendre qu’il faudrait rester au lit, nous restons étendus, sommeillant, tandis que de légers bruits et chuchotements montent depuis la cuisine. Elodie ayant été dans la confidence, Alma et Enki ont pu s’entraîner à faire le petit-déjeuner les matins précédents. Après une préparation minutieuse et visiblement, quelques détails techniques à régler, ils finissent par monter des plateaux repas improvisés – en fait, leurs caisses de jouets vidées pour l’occasion – chargés d’amour et de tartines grillées. « Froides », précisent-ils, un peu piteux. « Les meilleures du monde », répondons-nous. Ils restent dans le lit tandis que nous mangeons avec délice et que l’horizon rougeoyant emplit les lieux de couleurs chatoyantes.
L’après-midi, s’étant assuré que nous étions disponibles, ils mettent soudain de la musique, enchaînent une chorégraphie, répétée jour après jour hors de notre vue. Puis nous offrent une boîte, plein de mots tendres et de dessins. Joyeux Noël, les parents ! Nous sommes aux anges.
Tous les soirs, nous guettons le ciel. La lune est presque pleine, sa trajectoire est toujours plus haute. Aussi nous veillons un peu plus tard chaque nuit, attendant qu’elle passe derrière les rochers, car sa lumière éclatante empêche de voir les aurores boréales. Nous profitons de ce temps pour parler, envisager les prochaines destinations, regarder le feu dans le poêle… à la lumière des lampes frontales, nous nous lisons l’un à l’autre, tremblants, le magnifique livre, Mon désir le plus ardent de Pete Fromm que nous a offerts une amie, Emilie. Et puis un soir, elles sont de nouveau là. Nous nous habillons, étape indispensable, et sortons le plus vite possible pour admirer les aurores qui sont en train de se déployer dans le ciel, juste au-dessus de nous. Elles sont plus blanches, plus fortes, leurs mouvements, plus vifs. Nous sommes tout aussi grisés que la première fois, électrisés par leur survenue, suspendus à leur moindre déplacement dans ce ciel si grand, si silencieux. De nouveau, nous allons chercher les enfants. Cette fois-ci, Alma ne dort pas encore et vient tout de suite, mais Enki, qui nous avait demandé de le réveiller si l’on en voyait d’autres, est difficile à tirer du sommeil. S’appuyant sur la parole donnée, Elodie s’y reprend à deux fois, le cœur un peu serré devant ce repos qui semble si doux. Il se lève finalement, tente de distinguer entre ses paupières lourdes le spectacle qui s’offre à lui, mais capitule vite. Alma parvient à rester davantage, et nous profitons tous les trois de l’intensité, de la beauté du moment.
La fin du séjour approche malgré tout. Tandis que les enfants s’amusent avec leurs nouveaux jouets, nous commençons à retourner voir le camping-car. Progressivement, tout est remonté, lavé, le linge propre rangé, les lits, refaits. Sylvain profite que la pluie a cessé pour passer sous le châssis afin de comprendre pourquoi les lumières et la caméra de recul ne fonctionnent plus à nouveau… Faute de pouvoir changer tout de suite les serrures, toujours gelées, il a l’idée de les intervertir avec d’autres placées sur un coffre que nous utilisons moins. Peu à peu, Transplaneur retrouve la forme, redevient accueillant. De notre côté, nos craintes d’avoir du mal à le réinvestir après une telle halte se trouvent infondées. Chacun de nous quatre dira avec ses mots, qu’il est content de retrouver la vie à son bord.
Le dernier soir, Sylvain décide sur un coup de tête de prolonger le séjour d’une journée. Le lendemain matin, les enfants sont ravis. Ils vont pouvoir profiter encore un jour de leur chambre. De notre côté, nous essayons d’en faire le moins possible, décidant que ce sera une journée de vacances.
Bien-sûr, nous n’y arrivons pas tout-à-fait, mais cette journée supplémentaire nous permet de clore l’histoire vécue dans ces lieux magiques, de lui dire au revoir. Le lendemain, lorsque nous partons, nous sommes heureux d’avoir pu connaître cela. Nous sommes prêts à repartir.
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