Nous voudrions ne pas être ébranlés. Voir dans la fermeture des frontières suédoises aux personnes venant de Norvège, l’opportunité d’ouvrir le voyage à d’autres possibles, l’intégrer à notre parcours. Mais nous nous cognons plutôt à la réalité de la pandémie et sa gestion par les gouvernements. De la fragilité de circuler librement dans l’espace européen. Nous avions eu un aperçu avec la Finlande, mais nous avions vite rationalisé, voulait pas vraiment y aller, pas de GPL, etc. Là, c’est notre château de cartes qui tremble, notre Perrette sentant son pied lui échapper.

Des questions. Des heures à regarder les sites, trop tard. Nous nous rassurons en nous disant que le gouvernement suédois a pris la décision dans l’après-midi pour fermer le soir même, qu’on ne pouvait pas anticiper. C’est vrai. D’autres sont d’ailleurs dans le même cas que nous. Ironique de penser que dans chaque pays, les gens sont abreuvés jusqu’à la lie des décisions qui pourraient être prises, des conseils de défense (tellement hollywoodien…) des courbes des pics des expertises et autres hypothèses, alors que depuis l’étranger, ces mêmes tendances qui permettraient d’anticiper les prochains mouvements restent hermétiques à ceux qui les cherchent, sauf à parler la langue et rester branchés sur les médias du pays.

Des doutes aussi, sur la suite possible. Y en a-t-il une, d’ailleurs ? Les idées ne sont pas toujours claires, et l’on croit parfois que la fin de la récré a sonné. Or, c’est jamais drôle, surtout quand on s’amusait.

Les enfants. Heureusement. Tout à leurs jeux et leur insouciance, ils nous permettent de sortir la tête des petits vélos – ha ha! – qui tournent et nous rapprochent de la réalité. Oui, bien-sûr, nous allons continuer de profiter.

Nous retournons à Trondheim. Allons visiter un autre musée. A ciel ouvert et sous un soleil réparateur, ce sont des habitats traditionnels et leurs intérieurs, chichement ou richement meublés, que nous visitons à travers les siècles et les allées emplies de neige. Les maisons sont de bois et certaines nous rappellent la proximité des influences slaves. Parfois ouvragé, l’extérieur est souvent sobre, mais les plafonds, les lits gigognes ou les armoires arborent souvent des peintures délicates et colorées. Les enfants, ravis, découvrent des objets d’autres temps : porte-plumes, secrétaires, plumeaux et cannes, journaux vieux de plus de cent ans, radio… et même une petite assise suspendue, ancêtre des chaises hautes.

Une matinée, Alma et Enki, résolus à profiter des énormes tas de neige amassés sur le parking où nous dormons, se lèvent tôt, déjeunent et s’habillent le plus discrètement possible. A l’heure convenue la veille, ils sortent et vont creuser des créneaux, réserves de munitions, pièges et passages secrets pendant plus de deux heures, dans un froid qu’ils ne sentent pas. Avant le départ, ils nous font visiter leurs forteresses respectives.

Nous nous déplaçons vers les hauteurs de Trondheim. Un petit parking mène au terrain de golf de la ville, par des petits chemins serpentant sous les arbres. Partout, la neige, épaisse et douce. Des gens vont et viennent pour une promenade. Nous marchons nous aussi au hasard des sentiers qui traversent le petit bois. De l’autre côté, lorsqu’on arrive en haut de la colline, la vue est époustouflante. Trondheim s’étend à nos pieds, puis, les montagnes, la mer… Quelques boules de neige et quelques rigolades plus tard, nous rentrons nous abriter. L’air reste frais.

Il a encore neigé dans la nuit. Nous retournons nous balader, le sac plein de provisions, habillés plus chaudement. Nous pensons pénétrer une forêt en partant dans un autre sens, mais bien vite les arbres laissent place à de légères pentes descendant jusqu’à un grand ovale aperçu de haut la veille. C’est en fait un lac gelé, dont une partie a été déneigée. L’été, on devine les plages d’herbe, le soleil, les grillades. Pour l’heure, les habitants de Trondheim viennent s’y promener à pied ou en patins à glace. D’autres, à ski de fond, restent sur les bord. Pour la première fois depuis longtemps, nous sommes au milieu d’une scène de vie sans doute ordinaire ici. Nous restons un moment à profiter de cette ambiance détendue, voyons le bal des groupes d’âges différents arriver, repartir… Une fois le pique-nique achevé, à notre tour d’aller nous mettre au chaud.

Trondheim est au centre de la Norvège. Tous les possibles s’offrent à nous : repartir vers le Nord et les Lofoten qui nous touchent et nous appellent si fort, en attendant l’éventuelle réouverture des frontières (fermées pour l’instant jusqu’au 14 février seulement ; nous sommes fin janvier) ; nous diriger droit vers le Sud, prendre le premier ferry, transiter par le Danemark vers… une destination à trouver ; rester en Norvège sans faire demi-tour, et découvrir de nouveaux horizons ici en profitant des libertés de se déplacer, rares en Europe ces derniers temps ; retenter de passer en Suède, directement à la frontière ou en sollicitant les autorités compétentes… Les hypothèses sont passées en revue, discutées. Nous avançons au fil des informations glanées sur les sites gouvernementaux de différents pays, par des appels aux ambassades ou à la police des frontières… Chaque pays a ses propres règles, lesquelles changent à une temporalité tout aussi locale. Nous sommes un petit bateau de papier dans un océan d’informations mouvantes et floues.

Nous décidons de rester en Norvège au moins le temps de voir si les frontières ouvrent à nouveau. Sans renoncer au Nord tout-à-fait, nous choisissons de visiter les régions au Sud de Trondheim, histoire de ne pas être trop loin d’un ferry si d’autres restrictions nous forçaient à quitter rapidement le pays. La question des variants occupe désormais le devant de la scène médiatique et affole les gouvernements. De nouvelles décisions étatiques sont prises presque quotidiennement pour tenter d’enrayer leur dissémination : fermetures des frontières de la Norvège, obligation de tests à l’entrée en France, en Suède, confinement de certaines régions norvégiennes autour d’Oslo… On se rend compte à cette occasion, qu’on avait fini par composer avec le coronavirus, et le rythme qu’il induisait. Jusque là, on continuait de se projeter pour le, voire les mois à venir. Avec les variants, notre petite visibilité est retombée et prévoir à une semaine nous semble déjà difficile.

La route au sud de Trondheim nous fait entrer dans les terres, traverser des plateaux surplombant des étendues gelées et des forêts d’arbres nus. A la nuit, faute de mieux, nous allons nous échouer sur le parking de la mairie d’une ville industrielle. Cela nous permet au moins de laisser le moteur tourner jusque tard pour suppléer aux batteries de la cellule. Les basses températures les mettent à rude épreuve, leur charge est insuffisante pour arriver au lendemain malgré les heures de route. Au matin, l’eau a gelé dans les tuyaux menant à la salle de bains, nous privant d’eau au robinet et dans les toilettes. Nous augmentons le chauffage pour qu’il réchauffe la tuyauterie et la débloque… Pendant que les enfants jouent sur les tas de neige dont ils se font des toboggans ou des murs d’escalade.

Après cette douce nuit, l’objectif est de brancher Transplaneur. Nous trouvons un camping dans une vallée, un peu plus bas. Le lieu est désert mais accueillant et la personne qui s’en occupe, adorable. Elle remet tout en route pour nous, s’excuse du temps qu’elle prend à tout désinfecter. Nous discutons avec elle de notre situation, elle tente de nous aider, nous donnant des infos, offrant de stocker du matériel si nous parvenions à le faire passer en Norvège.

La neige recouvre la terre comme la rivière, presque entièrement gelée en contrebas. La journée est claire malgré les nuages rapides qui cachent le soleil. Alma et Enki passent l’après-midi dehors. Nous prenons le temps de nous poser.

Le lendemain, un soleil éclatant baigne la vallée. Encore une première fois, depuis des mois. Avant de partir, nous faisons un barbecue pour profiter de cette belle journée. Aucune importance si les saucisses refroidissent avant d’être mangées, nous sommes nourris du moment.

La route se poursuit entre les versants arborés des reliefs blanchis de neige. La roche, ayant figé les cours d’eau qui la recouvrent en une épaisse couche de glace que terminent des forêts de stalactites, affleure souvent le bitume. De nombreux tunnels, longs et enfumés, relient les vallées qui semblent se suivre sans fin. Notre prochaine destination : Bergen, deuxième ville du pays, réputée pour l’art, des musées mais aussi des rues. Pour y arriver, plusieurs itinéraires sont possibles. Nous délaissons l’axe principal en face, rectiligne et passant, et tournons à droite, coupant à travers monts et vallées sur les départementales pour nous rapprocher des fjords, deltas ouverts sur l’océan atlantique et sur notre imaginaire.

Changement de décor. Nous longeons les méandres d’une rivière. Les arbres, les buissons, les herbes hautes, tout est cristallisé. Le froid semble avoir pris la nature de vitesse, l’avoir saisie en plein mouvement. Le paysage est suspendu. Seuls les fils électriques ploient sous la neige. La température de l’air est si basse que les parties de la rivière n’ayant pas gelé exhalent de la vapeur. De larges volutes dansent entre les arbres, au-dessus des eaux. Féerique et délicat.

Ça monte. Les voitures sont rares. Toujours autant de neige, mais plus froid encore. L’air glacial est perceptible à travers les portières de la cabine malgré le chauffage, que nous mettons à fond quand nous roulons depuis longtemps déjà. Les quelques maisons que nous apercevons de loin en loin semblent vides. Nous dépassons un panneau que nous ne comprenons pas, vers une route qui grimpe encore. De l’autre côté de la montagne nous attend un fjord et des températures plus clémentes.

La chaussée est de plus en plus loin sous la neige et la glace, et nous commençons à nous poser des questions. Il est tard, presque 17h, la nuit ne va pas tarder et il nous faut trouver un lieu où il fasse moins froid. Le thermomètre annonce -19°C et nous sommes en journée… Les souvenirs du gel de l’eau dans les conduits et des caprices du chauffage sont encore trop présents. Par chance, bien qu’un peu tard, nous avons suffisamment de réseau pour vérifier sur internet l’état des routes. Celle-ci est coupée.

Faute de mieux, Sylvain fait demi-tour en pleine route malgré son étroitesse. Il nous faut redescendre et trouver où dormir. A nouveau, c’est la météo qui nous oriente. Après plus d’une heure, nous arrivons au parking d’un stade, à Lom. Il ne fait plus que -13. Nous relançons le chauffage, qui s’est mis en sécurité.
Comme cela arrive parfois dans les pays nordiques, le parking dispose de quelques bornes électriques. Discrètement, nous branchons Transplaneur, pour soutenir la batterie et la chaudière. Nous en profitons même pour regarder Fanfan la Tulipe avec les enfants, devant une soupe bienvenue. Au matin, le fil électrique est gelé mais encore fonctionnel. La température est descendue à -22° dans la nuit. Pas d’eau dans la salle de bains au réveil mais elle revient sans trop de délai.

Nous prenons une autre route, plus longue mais ouverte, toujours en direction de la côte. Elle sillonne les reliefs, entre cols et vallées, puis borde longuement Innviksfjorden, ses eaux gelées ici, paisibles là, parfois masquées de brume tandis que le soleil brille de plus en plus haut, sublimant chaque parcelle de paysage.

A midi, nous passons la petite ville de Stryn, où une station GPL est installée. La pompe est perdue au milieu de bâtiments d’entrepôts, personne alentour, et aucune carte bancaire n’est acceptée. Sous le petit auvent, un écriteau indique d’arrêter l’alimentation électrique de la station si cela ne fonctionne pas, ce que Sylvain tente sans succès. En-dessous, l’écriteau précise que si cela ne fonctionne pas non plus, on peut toujours appeler un numéro, ce qu’Elodie fait. Dix minutes après, un jeune homme massif arrive en tenue d’ouvrier sur son vélo. Durant le temps où il bidouille pour relancer la machine, il explique derrière sa barbe que l’hiver est aussi rigoureux et enneigé chaque année, mais qu’il n’arrive qu’une fois tous les dix ans, qu’il soit ainsi ensoleillé. En repartant, le réservoir de gaz rempli, nous nous disons une fois de plus, que nous avons beaucoup de chance…
L’idée est de rouler toute la journée, mais un sommet baigné de lumière nous arrête. Il est 16h, Alma et Enki ont besoin de se dégourdir les jambes et la vue nous appelle.

Nous sommes à Utviksfjellet. La petite station de ski étant fermée, les quelques remontées mécaniques vides se balancent au vent. Un peu partout, des skieurs de fond ont laissé les traces de leur passage dans la neige étincelante. Les enfants investissent une plateforme en hauteur, un peu cachée par des arbres, pour déployer leurs jeux. Au soleil couchant, nous partons sur un chemin de neige nous émerveiller de l’étendue blanche, vallonnée et sauvage, à perte de vue… Instants de grâce.

La technique ne se fait pas longtemps oublier. Au retour, c’est le marche-pied qui ne veut plus se relever. Mais pour l’heure, il y a plus important : réchauffer les enfants, notamment Enki. Alma et lui ont trouvé très intéressant de l’enneiger jusqu’à la tête, comme on s’ensable en été sur la plage… Frigorifié, il s’est mis torse nu dehors pour échanger ses vêtements avec ceux de sa sœur, mais les bénéfices se font attendre et rentrer au camping car s’avère plus efficace. Au soir, le cap symbolique de nos premiers 10 000km ayant été franchi, l’apéritif finit de revigorer tout le monde.

Le lendemain matin, nous nous promenons tous les quatre, empruntant le même chemin où nous croisons quelques skieurs de fond matinaux. La journée est fraîche et magnifique. Emmitouflés jusqu’au nez, chacun s’essaie aux sauts dans l’épaisse couche de neige qui absorbe nos corps acrobates. Les enfants font des châteaux de neige… Décidément, on se croirait à la plage !

Nous repartons, descendant la montagne, en gravissant une autre, longeant forêts, lacs et pans de fjords gelés… Les paysages se succèdent l’un à l’autre, renouvelant à l’infini les déclinaisons d’un monde fait de neige et de glaces, d’arbres hauts et de brumes où seules quelques maisonnettes de bois témoignent d’une présence humaine… si ce n’est les nombreux tunnels qui nous ramènent à la réalité de la route.
Nous approchons l’océan atlantique. Sur la côte norvégienne s’enlacent terre et eau, entre péninsules, îles et bras de mer, les rivages ciselés de leurs éternelles étreintes. Nous prenons le ferry pour traverser Søgnefjord, le plus long et plus large fjord du pays.

De l’autre côté, l’ambiance change, devient plus citadine. Il y a plus de passage, plus d’habitations. Au bord de la route, au terme de cette longue journée, nous faisons une halte près d’une épicerie-poste-musée. Des toilettes sont disponibles pour les voyageurs, et le patron nous permet même de nous doucher gratuitement et de passer la nuit sur place. Ici, c’est exceptionnel, mais l’homme, grand et sec, semble gêné de nos remerciements et, se cachant derrière son balai, se remet à nettoyer son magasin tandis que l’employée reste assise.

Bergen. Nous arrivons. En voulant faire demi-tour dans une petite cour, nous nous appuyons sur un mur et les caches de deux feux, position et clignotant sautent. Plus de caméra de recul depuis des mois, ça devait bien arriver… Dommage, parce que le marche-pied fonctionnait de nouveau.

La ville est assez jolie, toute en collines. Des quartiers aux rues pavées et bâtiments bourgeois, alternent avec des immeubles plus récents, plus modestes. Nous nous promenons souvent sur ses trottoirs pleins de neige, mais pas très longtemps car il fait encore froid. Dès le premier jour, nous découvrons un grand parc central, où les enfants se régalent à grimper une sorte de tunnel géant en toile d’araignée. A côté de nous qui les attendons, de très jeunes skieurs descendent les quelques bosses de la pente sous l’oeil attentif de leurs parents… Nous reviendrons dans ce parc presque tous les jours, et chaque fois nous y faisons une découverte : igloo construit avec une pelle à gâteau sur les bords d’un étang gelé, pistes de luge où petits et grands viennent glisser en famille ou entre amis. Alma et Enki investissent les lieux, creusant des pièces dans l’igloo, glissant à même leur pantalon imperméable ou à bord d’une vieille luge double, morts de rire en pleine pente, cherchant à éviter les autres et les arbres… Pendant ce temps, Sylvain et Elodie sont suspendus au téléphone avec les ambassades, les autorités locales ou des amis d’amis sur place, recoupant les informations recueillies par internet sur les règles en vigueur dans différents pays pour choisir la direction à prendre. C’est à ce moment-là que tombe la décision suédoise de prolonger la fermeture de ses frontières depuis la Norvège, au moins jusqu’au 31 mars. Exit donc cette piste pour la suite du voyage. Une destination de moins sur la liste qui s’amenuise de jour en jour.

Durant notre séjour, nous devons recharger Transplaneur en électricité à plusieurs reprises. Malgré la fin des nuits polaires, les panneaux solaires ne permettent pas encore d’être autonomes et la batterie reste fortement sollicitée par le froid. Le lieu le plus commode pour se brancher est un camping en dehors de la ville. Des bungalows y sont installés, et des camping-cars semblent y être à demeure également. Cela ressemble davantage à un lieu de vie pour travailleurs pauvres qu’un village vacances. Nous en croiserons d’ailleurs certains encore en tenue, dans le bâtiment des douches, toilettes et buanderie, situé commodément de l’autre côté d’une route passante, à la sortie d’un virage. Hormis les quelques petits jeux – bannis dès la première utilisation car les vêtements des enfants, à leur retour, sentent terriblement le poisson – l’autre intérêt du lieu est d’être à côté d’un hippodrome, où Alma pourra voir s’entraîner deux jockeys et leur monture.

Nous profitons de Bergen pour aller dans un musée d’art. Des tableaux d’Edvard Munch de différentes périodes de sa vie y sont exposées, ainsi que l’oeuvre d’autres artistes norvégiens ayant influencé la peinture de leur époque. Un autre jour, c’est dans un musée des sciences que nous nous rendons, plus tourné vers la technologie que celui visité à Trondheim. Nous assistons même à une démonstration spectaculaire de chimie… de quoi ravir Enki, mais pas uniquement.

Bergen a été l’un des hauts lieux de la Ligue Hanséatique, sorte de marché commun avant l’heure au sein des grandes villes côtières de la Baltique et de la mer du Nord. Ses quais aux élégantes bâtisses colorées, dans le quartier de Bryggen reconnu par l’UNESCO, témoignent de ce passé grandiose. Dans leur prolongement, un dédale de petites rues pavées mêle l’histoire de la ville au présent. Ses murs sont emplis de dessins, peintures et autres installations d’art de rue. Ailleurs dans la ville, ce sont des pochoirs ou des graffs qui créent des points de fuite, nous ouvrent à d’autres dimensions.

Le fisketorget de Bergen est célèbre. Hors temps de covid, c’est un grand marché où l’on trouve tout ce qui se pêche. A l’heure actuelle, seule la partie couverte est en activité. Située en face de Bryggen dans un bâtiment moderne assez quelconque, on peut y acheter de nombreuses espèces de poissons et crustacés ou les déguster sur place, dans de petites échoppes accolées aux étals. Un peu déçus à notre arrivée car seul un marchand est ouvert et il y a peu à visiter, nous achetons du saumon sauvage fumé artisanalement et des crevettes que nous dégusterons plus tard avec délice.

Bergen, c’est déjà la fin de la Norvège, nous le savons. L’étape d’après, c’est Kristiansand, où nous prendrons le ferry et quitterons ses terres chéries. Nous profitons de la ville comme on commence à dire au revoir à ceux qu’on aime. En faisant durer le plaisir même si le cœur est déjà serré. C’est ainsi que nous nous retrouvons le samedi midi chez Bryggloftet & Stuene, restaurant à même les quais, tenu par la même famille depuis 1910. Nous avons envie de goûter la fameuse soupe de poissons de Bergen, crémeuse et délicate. Le décor ancien, avec les scènes de vie locale peintes à même les murs, les bancs matelassés séparant les tables de bois et les vitrines où se nichent ouvrages reliés et maquettes de bateaux, nous transportent dans un autre temps. Le serveur est adorable et son accueil est notre premier régal. Alors que nous savourons nos plats, de plus en plus de monde se presse et le restaurant est bientôt plein. Nous apprenons le lendemain que c’était la dernière journée où nous pouvions en profiter. Les autorités régionales ont décidé de fermer dès le dimanche matin, de nombreux lieux publics pour endiguer l’arrivée des souches anglaise et sud-africaine du coronavirus dans cette partie de la Norvège.

Nous savions que cela pouvait arriver. Oslo et sa banlieue est déjà en semi-confinement pour cette raison, et c’est aussi celle qu’avance la Suède pour la fermeture des frontières entre les deux pays. Contents d’avoir eu le temps de découvrir la ville à notre guise, nous avons un peu la sensation que l’étau se resserre. Ce jour-là, nous voulons acheter quelques vivres. Les magasins et zones commerciales sont d’ordinaire, ouverts tous les jours avec une amplitude horaire impensable en France. Après un premier supermarché fermé, nous nous arrêtons dans un grand centre commercial. Des rubans empêchent de s’avancer dans les allées, et seules les caisses automatiques d’un supermarché aux grilles descendues sont ouvertes. Des personnes sont en caisse mais l’entrée du magasin est introuvable, et deux ou trois personnes patientant devant sans que l’on comprenne d’abord pourquoi. Peu à peu les choses s’éclaircissent. A mesure que les personnes sortent du magasin, un employé en fait entrer autant pour garantir une jauge maximale. Les rayons du magasin étant inaccessibles, une sorte d’épicerie minuscule, créée pour l’occasion dans un recoin du supermarché, entasse vivres de première nécessité. Un seul sens de circulation possible dans cette boucle qui se termine par la sortie avant que d’autres puissent entrer à leur tour. Après la relative liberté de circuler, ces restrictions paraissent radicales. Il est temps de partir. Nous réservons nos places sur le ferry. Un dernier tour au parc où les enfants s’amusent tant – ils retraversent tout ce qu’ils y ont aimé – puis nous prenons la route du sud.

Comme souvent, nous avons du mal à quitter les lieux, mais rouler à nouveau nous fait du bien. Nous nous sentons libres, vivants, nous approchant de la découverte suivante, du prochain émerveillement. Ce sont encore des paysages beaux à couper le souffle que nous traversons. Des étendues de blanc, et toutes ses nuances que les mots peinent à traduire. Des lacs gelés recouverts de neige, entourés d’arbres qui semblent leurs gardiens. Des ciels immenses, bleu clair ou couleurs de l’arc-en-ciel. Les vagues des fjords embrassant les rives douces où nichent parfois quelques cabanes en palissades rouges de falun et blanches. Des cascades glacées bordant les routes.

Les dernières nuits avant le port de Kristiansand, nous les passons sur des îles, là où la terre norvégienne se perd déjà dans l’océan. Un terre-plein enneigé sur l’île de Stord, au milieu d’une nature dont les premiers frémissements annoncent le printemps à venir est notre première halte, notre havre d’un soir. Au matin, le brunch est servi au lit pour les enfants. Vacances avant l’heure, nous voulons profiter de chaque instant en Norvège. Le lendemain soir, nous stoppons notre course près de Skudeneshavn sur l’île de Karmøy. Les maisons des pêcheurs de hareng du dix-huitième siècle, qui bordent les ruelles du quartier du port, sont parmi les mieux préservées d’Europe. En bois blanc, souvent accessibles après un petit escalier de pierre, serrées les unes contre les autres ou accolées à un jardinet minuscule, elles semblent contenir toute la vie passée et présente de ses habitants. Pourtant, nous perdant dans le dédale des palissades qui se succèdent, nous sommes pratiquement seuls dans les rues vides. Clin d’oeil ou signe peut-être, à côté de là où nous avons garé Transplaneur, la cabane de pêcheur au bord d’une plage de rochers nous rappelle le rorbu aux Lofoten. Nous sommes si loin déjà. Et cela nous semble si près.

Ainsi se termine notre voyage en Norvège, notre passage sur ces terres et les traces qu’elles laissent en nous.

Le lendemain, la route nous mène dans un camping où nous passons la dernière nuit, près d’un lac somptueux et non loin de jeux que les enfants utiliseront jusqu’au départ, pour passer les tests covid qui font office de nouveaux laissez-passers. A quatre jours près, nous n’en aurions pas eu besoin pour entrer au Danemark, mais aujourd’hui plus que jamais, le voyage invite au jour le jour, à prendre la vie comme elle se présente. Comme un présent.

Kristiansand. Le ferry est là, nous montons. Ce soir, d’autres rives nous attendent.